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La société de consommation

juin 2003, par Jean Baudrillard

Dans la Société de consommation, ses mythes, ses structures, publié en 1970, faisant suite au Système des objets (1968), Jean Baudrillard, professeur de sociologie à la faculté de Nanterre, analyse le phénomène de la consommation des objets. La consommation y est étudiée dans son lien au désir, dans "son mode actif de relation", "d’activité systématique et de réponse globale sur lequel se fonde tout notre système culturel". Au delà de la satisfaction des besoins, c’est évidemment la logique sociale, liée au champ de la signification qui est en jeu. En lisant cet ouvrage aujourd’hui, il est frappant de constater, au-delà du style serré et vif, l’actualité de la majeure partie des propos, et en particulier des extraits du chapitre "Pour une théorie de la consommation" reproduits ici.

Mouvance des objets - Mouvance des besoins

Jusqu’ici, toute l’analyse de la consommation se fonde sur l’anthropologie naïve de l’homo oeconomicus, au mieux de l’homo psycho-oeconomicus. Dans le prolongement idéologique de l’Economie Politique classique, c’est une théorie des besoins, des objets (au sens le plus large) et des satisfactions. Ce n’est pas une théorie. C’est une immense tautologie : "J’achète ceci parce que j’en ai besoin" équivaut au feu qui brûle de par son essence phlogistique. (…) Aucune théorie de la consommation n’est possible à ce niveau : l’évidence spontanée, comme la réflexion analytique en termes de besoins, ne livrera jamais qu’un reflet consommé de la consommation.
Cette mythologie rationaliste sur les besoins et les satisfactions est aussi naïve et désarmée que la médecine traditionnelle devant les symptômes hystériques ou psychosomatiques. Expliquons nous : hors du champ de sa fonction objective, où il est irremplaçable, hors du champ de sa détonation, l’objet devient substituable de façon plus ou moins illimitée dans le champ des connotations, où il prends valeur de signe. Ainsi la machine à laver sert comme ustensile et joue comme élément de confort, de prestige, etc. C’est proprement ce dernier champ qui est celui de la consommation. Ici, toutes sortes d’autres objets peuvent se substituer à la machine à laver comme élément significatif. Dans la logique des signes comme dans celle des symboles, les objets ne sont plus du tout liés à une fonction ou à un besoin défini. Précisément parce qu’ils répondent à tout autre chose, qui est soit la logique sociale, soit la logique du désir, auxquels ils servent de champ mouvant et inconscient de signification.
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Si on traque le besoin en un endroit, c’est-à-dire si on le satisfait en le prenant à la lettre, en le prenant pour ce qu’il se donne : le besoin de tel objet, on fait la même erreur qu’en appliquant une thérapeutique traditionnelle à l’organe où se localise le symptôme ; aussitôt guéri ici il se localise ailleurs.
Le monde des objets et des besoins serait ainsi celui d’une hystérie généralisée. De même que tous les organes et toutes les fonctions du corps deviennent dans la conversion un gigantesque paradigme que décline le symptôme, ainsi les objets deviennent dans la consommation un vaste paradigme où se décline un autre langage, où quelque chose d’autre parle. Et on pourrait dire que cette évanescence, que cette mobilité continuelle, telle qu’il devient impossible de définir une spécificité objective du besoin, tout comme il est impossible dans l’hystérie de définir une spécificité objective du mal, pour la bonne raison qu’elle n’existe pas - on pourrait dire que cette fuite d’un signifiant à l’autre n’est que la réalité superficielle d’un désir qui, lui, est insatiable parce qu’il se fonde sur le manque, et que c’est ce désir à jamais insoluble qui se signifie localement dans les objets et les besoins successifs.
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Dénégation de la jouissance

L’accaparement d’objets est sans objet ("objectless craving" chez Riesman). Les conduites de consommation, apparemment axées, orientées sur l’objet et la jouissance, répondent en fait à de toutes autres finalités : celles d’expression métaphorique et détournée du désir, celle de production, à travers les signes différentiels, d’un code social de valeurs. Ce n’est donc pas la fonction individuelle d’intérêt à travers un corpus d’objets qui est déterminante, c’est celle, immédiatement sociale, d’échange, de communication, de distribution des valeurs à travers un corpus de signes.
La vérité de la consommation, c’est qu’elle est non une fonction de jouissance, mais une fonction de production - et donc, tout comme la production matérielle, une fonction non pas individuelle, mais immédiatement et totalement collective. Sans ce renversement des données traditionnelles, pas d’analyse théorique possible : de quelque façon qu’on s’y prenne, on retombe dans la phénoménologie de la jouissance.
La consommation est un système qui assure l’ordonnance des signes et l’intégration du groupe : elle est donc à la fois une morale (un système de valeurs idéologiques) et un système de communication, une structure d’échange. C’est là-dessus et sur le fait que cette fonction sociale et cette organisation structurale dépassent de loin les individus et s’imposent à eux selon une contrainte sociale inconsciente, que peut se fonder une hypothèse théorique qui ne soit ni un récital de chiffres ni une métaphysique descriptive.
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Une analyse structurale ?

Reprenons ici le principe lévi-straussien : ce qui confère à la consommation son caractère de fait social, ce n’est pas ce qu’elle conserve apparemment de la nature (la satisfaction, la jouissance), c’est la démarche essentielle par laquelle elle s’en sépare (ce qui la définit comme code, comme institution, comme système d’organisation).
(…)
Il ne s’agit pas ici de dire qu’il n’y a pas de besoins, d’utilité naturelle, etc.- il s’agit de voir que la consommation, comme concept spécifique de la société contemporaine, n’est pas là. Car ceci est variable pour toutes les sociétés. Ce qui est sociologiquement significatif pour nous, et qui marque notre époque sous le signe de la consommation, c’est précisément la réorganisation généralisée de ce niveau primaire en un système de signes qui se révèle être un des modes spécifiques, peut-être le mode spécifique de passage de la nature à la culture de notre époque.
La circulation, l’achat, la vente, l’appropriation de biens et d’objets/signes différenciés constituent aujourd’hui notre langage, notre code, celui par où la société entière communique et se parle. Telle est la structure de la consommation, sa langue en regard de laquelle les besoins et les jouissances individuelles ne sont que des effets de paroles.

Le Fun-System, ou la contrainte de jouissance

Une des meilleures preuves que le principe et la finalité de la consommation n’est pas la jouissance est que celle-ci est aujourd’hui contrainte et institutionnalisée non pas comme droit ou comme plaisir, mais comme devoir de citoyen.
Le puritain se considérait lui-même, considérait sa propre personne comme une entreprise à faire fructifier pour la plus grande gloire de Dieu. Ses qualités "personnelles", son "caractère", à la production desquels il passait sa vie, étaient pour lui un capital à investir opportunément, à gérer sans spéculation ni gaspillage. A l’inverse, mais de la même façon, l’homme-consommateur se considère comme devant-jouir, comme une entreprise de jouissance et de satisfaction. Comme devant-être heureux, amoureux, adulant/adulé, séduisant/séduit, participant, euphorique et dynamique. C’est le principe de maximisation de l’existence par multiplication des contacts, des relations, par usage intensif de signes, d’objets, par l’exploitation systématique de toutes les virtualités de jouissance.
Il n’est pas question pour le consommateur, pour le citoyen moderne de se dérober à cette contrainte de bonheur et de jouissance, qui est l’équivalent dans la nouvelle éthique de la contrainte traditionnelle de travail et de production. L’homme moderne passe de moins en moins de sa vie à la production dans le travail, mais de plus en plus à la production et innovation continuelle de ses propres besoins et de son bien-être. Il doit veiller à mobiliser constamment toutes ses virtualités, toutes ses capacités consommatives. S’il l’oublie, on lui rappellera gentiment et instamment qu’il n’a pas le droit de ne pas être heureux. Il n’est donc pas vrai qu’il soit passif : c’est une activité continuelle qu’il déploie, qu’il doit déployer. Sinon, il courrait le risque de se contenter de ce qu’il a et de devenir associal.
(…) Ce n’est plus le désir, ni même le "goût" ou l’inclination spécifique qui sont en jeu, c’est une curiosité généralisée mue par une hantise diffuse - c’est la "fun-morality", ou l’impératif de s’amuser, d’exploiter à fond toutes les possibilités de se faire vibrer, jouir, ou gratifier.

La consommation comme émergence et contrôle de nouvelles forces productives

(…)
[La consommation] n’est pas du tout, comme on l’imagine généralement [], un secteur marginal d’indétermination où l’individu, ailleurs partout contraint par les règles sociales, recouvrerait enfin, dans la sphère "privée", livré à lui-même, une marge de liberté et de jeu personnel. Elle est une conduite active et collective, elle est une contrainte, elle est une morale, elle est une institution. Elle est tout un système de valeurs, avec ce que ce terme implique comme fonction d’intégration du groupe et du contrôle social.
La société de consommation, c’est aussi la société d’apprentissage de la consommation, de dressage social à la consommation - c’est-à-dire un mode nouveau et spécifique de socialisation en rapport avec l’émergence de nouvelles forces productives et la restructuration monopolistique d’un système économique à haute productivité.
Le crédit joue ici un rôle déterminant, même s’il ne joue que partiellement sur les budgets de dépenses. Sa conception est exemplaire, parce que, sous couleur de gratification, de facilité d’accès à l’abondance, de mentalité hédoniste et "libérée des vieux tabous de l’épargne, etc. ", le crédit est en fait un dressage socio-économique systématique à l’épargne forcée et au calcul économique de générations de consommateurs qui autrement eussent échappé, au fil de leur subsistance, à la planification de la demande, et eussent été inexploitables comme force consommative.
(…)
On se rend mal compte combien le dressage actuel à la consommation systématique et organisée est l’équivalent et le prolongement, au XXe siècle, du grand dressage, tout au long du XIXe siècle, des populations rurales au travail industriel. Le même processus de rationalisation des forces productives qui a eu lieu au XIXe dans le secteur de la production trouve son aboutissement au XXe dans le secteur de la consommation. Le système industriel, ayant socialisé les masses comme force de travail, devait aller plus loin pour s’accomplir et les socialiser (c’est-à-dire les contrôler) comme des forces de consommation. Les petits épargnants ou consommateurs anarchiques d’avant guerre, libres de consommer ou pas, n’ont plus rien à faire dans ce système.
Toute l’idéologie de la consommation veut nous faire croire que nous sommes entrés dans une ère nouvelle, et qu’une "Révolution" humaine décisive sépare l’Age douloureux et héroïque de la Production de l’Age euphotique de la Consommation, où il est enfin rendu droit à l’Homme et à ses désirs. Il n’en est rien. Production et Consommation - il s’agit là d’un seul et même grand processus logique de reproduction élargie des forces productives et de leur contrôle. Cet impératif, qui est celui du système, passe dans la mentalité, dans l’éthique et l’idéologie quotidiennes - c’est là l’immense astuce - sous sa forme inverse : sous forme de libération des besoins, d’épanouissement de l’individu, de jouissance, d’abondance, etc. Les thèmes de la Dépense, de la Jouissance, du Non-Calcul ("Achetez maintenant, vous paierez plus tard") ont pris la relève des thèmes "puritains" de l’Epargne, du Travail, du Patrimoine. Mais il ne s’agit la qu’en apparence d’une Révolution Humaine : en fait, c’est la substitution à usage interne, dans le cadre d’un processus général et d’un système inchangé pour l’essentiel, d’un système de valeur à un autre devenu (relativement) inefficace. Ce qui pouvait être finalité nouvelle est devenu, vidé de son contenu réel, médiation forcée de la reproduction du système.
Les besoins et les satisfactions des consommateurs sont des forces productives, aujourd’hui contraintes et rationalisées comme les autres forces (force de travail, etc.). De toute part où nous l’avons (à peine) explorée, la consommation nous est donc apparue à l’inverse de l’idéologie vécue, comme une dimension de contrainte :
1.Dominée par la contrainte de signification, au niveau de l’analyse structurale.
2.Dominée par la contrainte de production et du cycle de la production dans l’analyse stratégique (socio-économico-politique).
(…)

Fonction logistique de l’individu

"L’individu sert le système industriel non pas en lui apportant ses économie et en lui fournissant son capital, mais en consommant ses produits. Il n’y a d’ailleurs aucune autre activité religieuse, politique ou morale à laquelle on le prépare de manière aussi complète, aussi savante et aussi coûteuse" (Galbraith).
Le système a besoin des hommes comme travailleurs (travail salarié), comme épargnants (impôts, emprunts, etc.), mais de plus en plus comme consommateurs. La productivité du travail est de plus en plus dévolue à la technologie et à l’organisation, l’investissement de plus en plus aux entreprises elles-mêmes [] - là où l’individu est aujourd’hui requis et pratiquement irremplaçable c’est en tant que consommateur. On peut donc prédire de beaux jours, et un apogée futur, au système de valeurs individualistes - dont le centre de gravité se déplace de l’entrepreneur et de l’épargnant individuel, figures de proue du capitalisme concurrentiel, au consommateur individuel, s’élargissant du même coup à la totalité des individus - dans la mesure même de l’extension des structures techno-bureaucratiques.
(…)
L’automobile et la circulation sont l’exemple clef de toutes ces contradictions : promotion sans limite de la consommation individuelle, appels désespérés à la responsabilité collective et à la moralité sociale, contraintes de plus en plus lourdes. Le paradoxe est celui-ci : on ne peut à la fois répéter à l’individu que le "niveau de consommation est la juste mesure du mérite social" et exiger de lui un autre type de responsabilité sociale, puisque dans son effort de consommation individuelle, il assume déjà pleinement cette responsabilité sociale. Encore une fois, la consommation est un travail social. Le consommateur est requis et mobilisé comme travailleur à ce niveau aussi (autant peut-être aujourd’hui qu’au niveau de la "production"). Il ne faudrait quand même pas demander au "travailleur de la consommation" de sacrifier son salaire (ses satisfactions individuelles) pour le bien de la collectivité. Quelque part dans leur subconscient social, les millions de consommateurs ont une espèce d’intuition pratique de ce nouveau statut de travailleur aliéné, ils traduisent donc spontanément comme mystification l’appel à la solidarité publique, et leur résistance tenace sur ce plan ne fait que traduire un réflexe de défense politique. L’"égoïsme forcené" du consommateur, c’est aussi la subconscience grossière d’être, en dépit de tout le pathos sur l’abondance et le bien-être, le nouvel exploité des temps modernes.