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Pratiques écosophiques et restauration de la Cité subjective
mars 2002, par
La déterritorialisation urbaine opérée par le capitalisme n’est pas séparable d’une constante reterritorialisation des subjectivités sur un clivage riches/pauvres, qui se traduit par une extension des ségrégations sociales au sein des villes contemporaines. Dans ce texte de 1992, Félix Guattari, psychiatre et philosophe, propose de repenser dans toute sa complexité le rapport entre ville et production de subjectivité, notamment à travers l’habitat et les équipements, afin de mettre en œuvre un urbanisme et une architecture écosophiques, capables de libérer les subjectivités urbaines.
L’être humain contemporain est fondamentalement déterritorialisé. Ses territoires existentiels originaires - corps, espace domestique, clan, culte - ne sont plus arrimés à un sol immuable, mais s’accrochent désormais à un monde de représentations précaires et en perpétuel mouvement. Les jeunes gens qui déambulent, un walkman collé aux oreilles, sont habités par des ritournelles produites loin, très loin de leurs terres natales. Leurs terres natales, d’ailleurs, qu’est-ce que ça pourrait vouloir dire pour eux ? Sûrement pas le lieu où reposent leurs ancêtres, où ils ont vu le jour et où ils auront à mourir ! Ils n’ont plus d’ancêtres ; ils sont tombés là sans savoir pourquoi et disparaîtront de même ! Une codification informatique les "assigne à résidence" sur une trajectoire socio-professionnelle qui les programme, pour les uns dans une position relativement privilégiée, pour les autres dans une position d’assistés.
Tout circule aujourd’hui, les musiques, les modes, les slogans publicitaires, les gadgets, les filiales industrielles, et pourtant tout semble rester en place, tant les différences s’estompent entre les états de chose manufacturés et au sein d’espaces standardisés où tout est devenu interchangeable. (...) La subjectivité se trouve ainsi menacée de pétrification. Elle perd le goût de la différence, de l’imprévu, de l’évènement singulier. Les jeux télévisés, le star system dans le sport, les variétés, la vie politique, agissent sur elle comme des drogues neuroleptiques qui la prémunissent contre l’angoisse au prix de son infantilisation, de sa dé-responsabilisation.
(...) On ne peut espérer recomposer une terre humainement habitable sans la réinvention des finalités économiques et productives, des agencements urbains, des pratiques sociales, culturelles, artistiques et mentales. (...) Il n’est pas question d’opposer ici l’utopie d’une nouvelle "Jérusalem céleste", comme celle de l’Apocalypse, aux dures nécessités de notre époque, mais d’instaurer une "Cité subjective" au cœur même de ces nécessités (...). Se dégager donc d’un faux nomadisme qui nous laisse en réalité sur place, dans le vide d’une modernité exsangue, pour accéder aux lignes de fuite du désir auxquelles les déterritorialisations machiniques, communicationnelles, esthétiques, nous convient. Créer les conditions d’émergence, à l’occasion d’une réappropriation des ressorts de notre monde, d’un nomadisme existentiel aussi intense que celui des Indiens de l’Amérique pré-colombienne ou des Aborigènes d’Australie.
Cette refinalisation collective des activités humaines dépend, pour une large part, de l’évolution des mentalités urbaines. Les prospectivistes prédisent que, durant les décennies à venir, près de 80 % de la population mondiale vivra dans des agglomérations urbaines. À cela il convient d’ajouter que les autres 20 % résiduels de population "rurale" ne dépendront pas moins de l’économie et des technologies des villes. (...) D’une façon plus générale, les menaces qui pèsent sur la biosphère, la poussée démographique mondiale, la division internationale du travail conduiront les opinions publiques urbaines à penser leurs problèmes particuliers sur fond d’écologie planétaire. Mais ce pouvoir hégémonique des villes est-il nécessairement synonyme d’homogénéisation, d’unification, de stérilisation de la subjectivité ? Comment se conciliera-t-il, à l’avenir, avec les pulsions de singularisation et de reterritorialisation qui ne trouvent aujourd’hui qu’une expression pathologique à travers la remontée des nationalismes, des tribalismes et des intégrismes religieux ? (...)
Capitalisme "déterritorialisé" et ségrégation sociale
Remarquons que la mise en réseau planétaire du pouvoir capitalistique, s’il a homogénéisé ses équipements urbains et communicationnels et les mentalités de ses élites, a aussi exacerbé les différences de standing entre les zones d’habitat. Les inégalités ne passent plus nécessairement entre un centre et sa périphérie, mais entre des maillons urbains sur-équipés technologiquement et informatiquement, et entre des zones d’habitat médiocre pour les classes moyennes et des zones quelquefois catastrophiques de pauvreté. On pense ici à la proximité de quelques dizaines de mètres entre les quartiers riches de Rio et les favelas ou à la contiguïté d’un haut-lieu de la finance internationale, à la pointe de Manhattan, et de zones urbaines miséreuses à Harlem ou dans le South Bronx, sans parler des dizaines de milliers de "homeless" occupant les
rues et les parcs publics. Il était fréquent, encore au XIXe siècle, que des pauvres habitassent les derniers étages de résidences dont les autres étages étaient occupés par de riches familles. Au contraire, la ségrégation sociale s’affirme à présent sous une espèce d’enfermement dans des ghettos, comme à Sanya, au coeur de Tokyo, dans le quartier de Kamagasaki à Osaka ou dans les banlieues déshéritées de Paris. (...) Mais ce qu’il convient de révéler c’est que, même dans les immenses bidonvilles du tiers-monde, les représentations capitalistiques trouvent le moyen de s’infiltrer par le biais des télévisions, de gadgets et de drogues. L’arrimage du maître et de l’esclave, du pauvre et du riche, du nanti et du sous-développé tend donc à se développer conjointement dans l’espace urbain visible et dans des formations de pouvoir et de subjectivité aliénées. La déterritorialisation capitalistique de la ville ne représente donc qu’un stade intermédiaire ; elle s’instaure sur la base d’une reterritorialisation riche/pauvre. Il ne s’agit donc pas de rêver d’en revenir aux villes clôturées sur elles-mêmes de l’époque médiévale, mais d’aller, au contraire, vers une déterritorialisation supplémentaire, polarisant la ville vers de nouveaux univers de valeur, lui conférant pour finalité fondamentale une production de subjectivité non ségrégative et cependant resingularisée, c’est-à-dire, en fin de compte, libérée de l’hégémonie de la valorisation capitalistique uniquement axée sur le profit. (...)
Il faut admettre que la persistance de la misère n’est pas un simple état de fait résiduel, plus ou moins passivement subi par les sociétés riches. La pauvreté est voulue par le système capitaliste qui s’en sert comme d’un levier pour mettre à l’ouvrage la force collective de travail. L’individu est tenu de se plier aux disciplines urbaines, aux exigences du salariat ou aux revenus du capital. Il est tenu d’occuper une certaine place sur l’échelle sociale, faute de quoi il sombrera dans le gouffre de la pauvreté, de l’assistance et, éventuellement, de la délinquance. La subjectivité collective régie par le capitalisme est donc polarisée dans un champ de valeur : riche/pauvre, autonomie/assistance, intégration/désintégration. (...)
Dans un tel contexte, l’avenir de l’urbanisation paraît marqué par divers traits aux implications souvent contradictoires :
1. Un renforcement du gigantisme, synonyme d’un allongement et d’un engluement des communications internes et externes et d’une montée des pollutions qui atteint déjà souvent des seuils intolérables.
2. Un rétrécissement de l’espace communicationnel (...), du fait de l’accélération des vitesses de transport et de l’intensification des moyens de télécommunication.
3. Un renforcement des inégalités globales entre les zones urbaines des pays riches et celles des pays du tiers-monde et une accentuation des disparités au sein des villes entre les quartiers riches et les quartiers pauvres, qui ne feront que rendre plus aigus les problèmes de sécurité des personnes et des biens ; la constitution de zones urbaines relativement incontrôlées à la périphérie des grandes métropoles.
4. Un double mouvement :
a) de fixation des populations dans les espaces nationaux, assortie d’un contrôle renforcé, aux frontières et aux aéroports, de l’immigration clandestine et d’une politique de limitation de l’immigration ;
b) d’une tendance contraire au nomadisme urbain :
– nomadisme quotidien consécutif aux distances entre le lieu de travail et l’habitation, qui n’ont fait que se renforcer, par exemple à Tokyo, du fait de la spéculation foncière ;
– nomadisme de travail, par exemple entre l’Alsace et l’Allemagne, ou entre Los Angeles, San Diego et le Mexique ;
– pression nomadique des populations du tiers-monde et des pays de l’Est vers les pays riches. (...)
5. Constitution de sous-ensembles urbains "tribalisés", ou plus exactement centrés sur une ou plusieurs catégories de population d’origine étrangère (par exemple, aux États-Unis, les quartiers noirs, chinois, porto-ricains, chicanos...). (...)
Repenser la production des subjectivités urbaines
Les villes sont devenues d’immenses machines - des "mégamachines", selon le terme de Lewis Mumford [1], productrices de subjectivité individuelle et collective, à travers les équipements collectifs (éducation, santé, contrôle social, culture...) et les mass-médias. On ne peut séparer leurs aspects d’infrastructure matérielle, de communication, de service, de leurs fonctions qu’on peut qualifier d’existentielles. C’est la sensibilité, l’intelligence, le style inter-relationnel et jusqu’aux fantasmes inconscients qui se trouvent modélisés par ces mégamachines. D’où l’importance qu’une transdisciplinarité soit instaurée entre les urbanistes, les architectes et les autres disciplines des sciences sociales, des sciences humaines et des sciences écologiques. (...) On ne peut plus se contenter aujourd’hui de définir la ville en terme de spatialité. Le phénomène urbain a changé de nature. Il n’est plus un problème parmi d’autres. Il est le problème numéro un, le problème carrefour des enjeux économiques, sociaux, idéologiques et culturels. La ville produit le destin de l’humanité, ses promotions comme ses ségrégations, la formation de ses élites, l’avenir de l’innovation sociale, de la création dans tous les domaines. Trop souvent on assiste à une méconnaissance de cet aspect global de ses problématiques. Les politiques ont tendance à abandonner ces questions aux spécialistes. (...)
Recensons (...) les facteurs qui conduiront à mettre toujours plus l’accent sur la ville comme moyen de production de la subjectivité à travers de nouvelles pratiques écosophiques :
1. Les révolutions informatiques, robotiques, télématiques, biotechnologiques entraîneront une croissance exponentielle de toutes les formes de production de biens matériels et immatériels. Mais cette production s’effectuera sans création d’un nouveau volume d’emploi, comme le démontre excellemment un livre de Jacques Robin, Changer d’ère [2]. Dans ces conditions, une quantité toujours plus grande de temps disponible et d’activité libre se trouveront dégagés. Mais pourquoi faire ? Des "petits boulots" insignifiants, comme les autorités françaises l’ont imaginé ? Ou pour développer de nouveaux rapports sociaux de solidarité, d’entraide, de vie de voisinage, de nouvelles activités de sauvegarde de l’environnement, une nouvelle conception de la culture, moins passive devant la télévision, plus créatrice...
2. Ce premier facteur sera renforcé par les conséquences de la très forte poussée démographique qui se maintiendra, à l’échelle planétaire, pendant plusieurs décennies essentiellement dans les pays pauvres (...). Là aussi, la question de la reconstruction des formes de socialité détruites par le capitalisme, le colonialisme et l’impérialisme se trouvera posée avec acuité. (...)
3. En sens contraire, on assistera à un affaissement démographique prononcé dans les pays développés (en Amérique du Nord, en Europe, en Australie...) (...). Cet infléchissement démographique est parallèle à une véritable décomposition des structures familiales traditionnelles (...). Cet isolement des individus et des familles nucléaires n’a nullement été compensé par la création de nouvelles relations sociales. La vie de voisinage, la vie associative, syndicale, religieuse, reste stagnante et généralement décroissante, compensée, si l’on ose dire, par une consommation passive et infantilisante des mass-médias. (...) Dans ce registre, les architectes, les urbanistes, les sociologues et les psychologues auront à réfléchir sur ce que pourrait devenir une re-socialisation des individus, une ré-invention du tissu social, étant entendu que, selon toute probabilité, il n’y aura pas de retour en arrière vers la recomposition des anciennes structures familiales [3], des anciennes relations corporatives, etc.
4. L’essor des technologies de l’information et de la commande permettront d’envisager différemment les rapports hiérarchiques existant actuellement entre les villes et entre les quartiers d’une même ville. (...) Les transmissions télématiques devraient permettre de modifier le centralisme abusif. De même on peut imaginer que dans tous les domaines relevant de la vie démocratique, en particulier aux échelons les plus locaux, de nouvelles formes de concertations télématiques deviennent possibles.
5. Dans les secteurs culturels et de l’éducation, l’accès à une multitude de chaînes câblées, de banques de données, de cinémathèques, etc., pourrait ouvrir des possibilités d’une très grande portée, tout spécialement dans le registre de la créativité institutionnelle.
Vers un urbanisme écosophique
Mais chacune de ces nouvelles perspectives ne prendront de sens qu’à la condition qu’une véritable expérimentation sociale en soit le guide, conduisant à une évaluation et à une réappropriation collective, enrichissant la subjectivité individuelle et collective, plutôt que de travailler, comme c’est malheureusement trop souvent le cas avec les mass-médias actuels, dans le sens d’un réductionnisme, d’un sérialisme, d’un appauvrissement général de la "Cité subjective". Je suggère que, lors de la mise au point de programmes de villes nouvelles, de rénovation de quartiers anciens ou de reconversion des friches industrielles, d’importants contrats de recherche et d’expérimentation sociale soient établis, non seulement avec des chercheurs en sciences sociales mais aussi avec un certain nombre de futurs habitants et d’utilisateurs de ces constructions, afin d’étudier ce que pourraient être de nouveaux modes de vie domestique, de nouvelles pratiques de voisinage, d’éducation, de culture, de sport, de prise en charge des enfants, des personnes âgées, des malades, etc. (...) Quelques expériences réussies de nouvel habitat auraient des conséquences considérables pour stimuler une volonté générale de changement. (...)
À cet égard, une reconversion écosophique des pratiques architecturales et urbanistiques pourrait devenir tout à fait décisive. L’objectif moderniste a longtemps été celui d’un habitat standard, établi à partir de prétendus "besoins fondamentaux déterminés une fois pour toutes". (...) Cette perspective de modernisme universaliste est définitivement révolue. Les artistes polysémiques, polyphoniques, que doivent devenir les architectes et les urbanistes, œuvrent avec une matière humaine et sociale qui n’est pas universelle, avec des projets individuels et collectifs qui évoluent de plus en plus vite et dont la singularité - y compris esthétique - doit être mise à jour à travers une véritable maïeutique, impliquant, en particulier, des procédures d’analyse institutionnelle et d’exploration des formations subjectives inconscientes. Dans ces conditions, le dessin architectural et la programmation urbanistique doivent être considérés dans leur mouvement, dans leur dialectique. Ils sont appelés à devenir des cartographies multidimensionnelles de la production de subjectivité. (...)
Le nomadisme sauvage de la déterritorialisation contemporaine appelle une appréhension "transversale" de la subjectivité en voie d’émergence, une saisie s’efforçant d’articuler des points de singularité (par exemple, une configuration particulière du terrain ou de l’environnement, des dimensions existentielles spécifiques, l’espace vu par des enfants ou des handicapés physiques ou des malades mentaux), des transformations fonctionnelles virtuelles (par exemple, des innovations pédagogiques) tout en affirmant un style, une inspiration, qui fera reconnaître, au premier coup d’œil, la signature individuelle ou collective d’un créateur. (...) Ces fonctions de subjectivation partielle, que nous présentifie l’espace urbain, ne sauraient être abandonnées aux aléas du marché immobilier, des programmations technocratiques et au goût moyen des consommateurs. (...)
La complexité de la position de l’architecte et de l’urbaniste est extrême mais passionnante dès lors qu’ils prennent en compte leurs responsabilités esthétiques, éthiques et politiques. Immergés au sein du consensus de la Cité démocratique, il leur appartient de piloter par leur dessin et leur dessein, de décisives bifurcations du destin de la Cité subjective. Ou l’humanité, avec leur concours, réinventera son devenir urbain, ou elle sera condamnée à périr sous le poids de son propre immobilisme qui menace aujourd’hui de la rendre impotente face aux extraordinaires défis auxquels l’histoire la confronte.
Texte original paru dans Chimères n°17, "Sauve qui peut"- Automne 1992.
Disponible dans sa version complète sur le site de la revue :
http://www.revue-chimeres.org/pdf/17chi07.pdf
[1] Lewis Mumford, La Cité à travers l’histoire, Seuil, Paris, 1961.
[2] Jacques Robin, Changer d’ère, Le Seuil, Paris, 1989.
[3] Louis Roussel, "L’avenir de la famille", in La Recherche, n° 14, Paris, octobre 1989.