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Revisiter le malthusianisme ?

mardi 14 octobre 2008, par Mathilde Szuba

A propos de Francis Ronsin, La Grève des ventres, propagande néo-malthusienne et baisse de la natalité en France (XIXe-XXe siècles), Aubier-Montaigne, 1980

Toute réflexion écologique qui insiste sur le fait que les ressources naturelles sont limitées ne tarde pas à s’approcher d’un écueil (mais il y en a tant !) : le malthusianisme. En effet, les ressources de la planète étant limitées, la portion disponible pour chaque individu dépend du nombre total de consommateurs présents au moment du partage. Ce principe est rendu visible, par exemple, au moyen de l’empreinte écologique (1), indicateur qui permet de calculer que la surface écologique productive disponible par individu est actuellement de 1,8 hectares globaux. Mais comme les concepteurs de l’empreinte écologique sont très éloignés du malthusianisme, ils insistent largement plus sur la nécessité de réduire nos consommations individuelles que sur la possibilité de diminuer, ou même de stabiliser, la population devant se partager ces ressources. Toute réflexion se posant la question d’une limitation de la population justifiée par la rareté des ressources disponibles se verrait d’ailleurs rapidement qualifiée de malthusienne, ou de néo-malthusienne, ce qui serait à la fois un adjectif partiellement justifié, mais aussi une insulte et finalement une condamnation au silence.
Il est en effet de bon ton aujourd’hui de s’étouffer d’horreur lorsqu’on évoque le malthusianisme. Effectivement, la limitation des naissances telle que la concevait Malthus était une doctrine fondamentalement réactionnaire. Mais nous avons oublié que le "néo-malthusianisme", qui s’est principalement développé en France un siècle après Malthus, était au contraire un mouvement d’émancipation, très proche des anarchistes, des libertaires et des féministes, et aux antipodes de l’approche réactionnaire de Malthus. L’ouvrage du démographe Francis Ronsin raconte l’histoire de ces irrespectueux disciples, qui corrigèrent les préconisations de Malthus pour faire de la limitation volontaire des naissances une stratégie d’agitation sociale et révolutionnaire.

L’histoire et les idées du militantisme néo-malthusien méritent d’être rappelées dans un contexte écologiste pour plusieurs raisons.
Pour commencer, l’ombre que fait porter Malthus sur les questions démographiques est si paralysante qu’il est difficile pour les écologistes de poser la question de la limitation de la population, et encore plus difficile d’être entendus. Ce que le néo-malthusianisme apporte à la réflexion permet de nuancer cette question épineuse.
Ensuite, la surpopulation était un thème important des ouvrages critiques de l’écologie des années 70 (2), mais ce n’est plus le cas aujourd’hui (3). Pourtant, l’écologie et le féminisme sont deux cheminements intellectuels par lesquels on peut arriver à une réflexion sur la limitation des naissances.

Pour parler du néo-malthusianisme, il faut commencer par évoquer celui qui lui a donné son nom. Pasteur anglican et théoricien des sciences économiques et sociales, Malthus est passé à la postérité grâce à son Essai sur le principe de population (1798). Dans cet ouvrage, il présente la limitation des naissances dans les familles misérables comme étant le meilleur moyen de leur venir en aide. En outre, ce genre de politique coûte peu, contrairement à la loi des pauvres en vigueur à l’époque, ensemble de mesures d’assistance financées par l’impôt. Malthus insiste : donner aux pauvres, ce n’est pas leur rendre service, bien au contraire, et ça ne fait qu’encourager la multiplication des indigents.
Cette opinion, qui s’inscrit dans une logique de libéralisme économique, se fonde sur la loi de Malthus, selon laquelle la population a tendance à augmenter de façon géométrique (2, 4, 8, 16, 32…), tandis que les moyens de subsistance tendent à suivre une progression arithmétique (2, 3, 4, 5, 6…), beaucoup moins rapide. Contre le péril de la surpopulation, Malthus proposait la limitation morale, c’est à dire l’abstinence. En tant que pasteur, il ne pouvait pas cautionner la contraception et l’avortement : "Je repousserai toujours, comme étant immoral, tout moyen artificiel et hors des lois de la nature que l’on voudrait employer pour contenir la population" (4).

Pourtant, comme le raconte Francis Ronsin avec jubilation, la rigueur morale de la pensée de Malthus n’empêcha pas sa profanation un siècle plus tard par les néo-malthusiens. À l’inverse de Malthus qui prônait la limitation morale pour préserver l’ordre et la hiérarchie sociale, les néo-malthusiens s’emparèrent du contrôle des naissances pour en faire un levier de libération des femmes et d’agitation sociale.

L’origine du néo-malthusianisme étant anglo-saxonne, les militants néo-malthusiens français gagnés à ces thèses ont commencé, dans les années 1870, par traduire, imprimer et distribuer des brochures anglaises pour diffuser leurs idées. Puis, de scandales retentissants en procès pour pornographie, le thème éveilla l’attention de l’opinion, et attira de nouveaux militants, qui finirent par se cristalliser autour de la personne de Paul Robin. C’est ce militant communiste libertaire qui fonda en 1896 la première organisation néo-malthusienne de France : la "Ligue de la régénération humaine". Cette ligue se propose de faire connaître la loi de Malthus, ainsi que "les procédés anticonceptionnels qui permettent d’en faire une arme contre le malheur", car "il est peu désirable d’avoir un grand nombre d’enfants". Les néo-malthusiens associent systématiquement la limitation des naissances avec la révolution sociale. Trop d’enfants, c’est un drame pour les familles condamnées à la misère : "Restreignons les naissances pour que nos seules et rares joies de parias ne soient pas suivies de tant de souffrances". Mais trop d’enfants, c’est aussi un frein à l’amélioration de la société. En effet, argumentent les néo-malthusiens, la procréation excessive provoque la surabondance de travailleurs, et donc le chômage et la misère (la concurrence entraînant une baisse générale des salaires), ainsi que la pléthore de soldats, et donc la guerre (les guerres viennent "de la misère et du trop-plein de population ; c’est la saignée nécessaire"). Les références faites à Malthus ne doivent pas tromper, car si les néo-malthusiens reprennent ses idées, c’est pour les mettre au service d’une idéologie diamétralement opposée : celle de la lutte sociale.

Pour diffuser leur idéal de société néo-malthusienne et informer la population sur les moyens pratiques de contrôler les naissances, les néo-malthusiens organisent de nombreuses conférences, d’abord à Paris, puis dans de nombreuses villes de province où ils sont accueillis par des groupes syndicalistes, progressistes ou libertaires locaux. Les néo-malthusiens s’appuient également, à partir de 1903, sur Régénération, le mensuel de la Ligue. La propagande néo-malthusienne est un succès, et quelques années plus tard on compte une cinquantaine de sections actives en France, qui organisent des conférences, donnent des consultations et vendent des préservatifs à ceux qui veulent limiter leur fécondité.
Les organisations néo-malthusiennes se multiplient, et en 1911 se forme la "Fédération des groupes ouvriers néo-malthusiens", qui publie le journal Rénovation. De grands noms de l’activisme libertaire ont rejoint le mouvement et participent aux conférences et aux revues, ce qui assure une bonne réception des idées dans les milieux ouvriers. La jonction avec les syndicalistes anarchistes se fait d’autant mieux que les deux mouvements ont des ennemis en communs : les "repopulateurs" se comptent en nombre dans les rangs des Églises, de la bourgeoisie, des dirigeants politiques et des milieux patronaux. Les avantages que ceux-ci peuvent trouver dans une natalité prolifique sont décrits avec verve par les néo-malthusiens anarchistes : "les tartuffes bourgeois ne veulent de nombreuses naissances chez les travailleurs que pour être pourvus de chair à plaisir, de chair à travail et de chair à canon". Le combat entre repopulateurs et néo-malthusiens sera vigoureux jusqu’en 1920, seulement interrompu par la Première Guerre Mondiale. Mais les néo-malthusiens, qui sont désormais constitués de plusieurs ligues et journaux, perdent petit à petit du terrain sur le plan juridique. Il n’existe pas de loi contre le néo-malthusianisme mais on leur interdit, au nom du respect des bonnes mœurs, de vendre des préservatifs puis de distribuer des tracts. Les journaux néo-malthusiens et leurs dirigeants subissent de nombreux procès pour pornographie, qui aboutissent souvent à la prison. Mais en 1920, la majorité nationaliste élue à l’issue de la Première Guerre Mondiale vote une loi (5) condamnant "la propagande anti-conceptionnelle ou contre la natalité", contraignant les militants à fermer leurs journaux et à cesser leur action. Une dizaine d’années plus tard, le mouvement pour le birth control sera considéré avec plus de bienveillance, de même que le planning familial dans les années 60, mais dans ces deux cas le combat pour le contrôle des naissances aura été dissocié de la révolution sociale.

Les néo-malthusiens désiraient tout particulièrement que leur propagande touche les femmes : d’une part elles étaient les premières victimes de l’obscurantisme en matière de sexualité, exposées aux grossesses répétées et aux avortements clandestins, et d’autre part il fallait obtenir leur soutien pour freiner la croissance démographique. Partageant la conception des féministes les plus radicales de l’époque, qui revendiquent pour les femmes la propriété totale de leur corps, et donc le droit de choisir leurs grossesses, les néo-malthusiens estiment que le néo-malthusianisme est un combat féministe. Des personnalités du féminisme radical, comme Nelly Roussel, Jeanne Dubois, Gabrielle Petit ou Marie Huot, auteur du slogan "Grève des ventres !", ont effectivement rejoint très tôt le mouvement néo-malthusien, participant aux conférences ou aux revues. Gabrielle Petit créa elle-même un journal, La Femme affranchie, "organe du féminisme ouvrier socialiste et libre penseur", y publiant des articles violemment néo-malthusiens.
Mais les féministes de l’époque sont surtout des hommes, et on les trouve en particulier dans les milieux anarchistes. Dans la revue Le Malthusien (6), Emile Armand expose la thèse des anarchistes individualistes sur ce sujet. Peu importe la loi de population, explique-t-il, il suffit de constater que "moins un être humain a de charges, plus il est indépendant de ceux qui l’exploitent et le dominent". L’indépendance de la femme est en jeu, et la contraception lui permet de s’affranchir : c’est encore Armand qui déclare que "c’est dans la mesure où elle reste maîtresse de procréer que la femme peut disposer de sa personne. Tant qu’elle doit subir la maternité, elle demeure esclave. Imposer à sa compagne la maternité, c’est la considérer comme inférieure à soi."
Avec de tels principes, les néo-malthusiens pouvaient s’attendre à être rejoints par un grand nombre de femmes, mais les féministes radicales n’étaient pas si nombreuses. En revanche, d’autres organisations, beaucoup plus représentatives de l’opinion de la majorité des féministes françaises, dénoncèrent avec vigueur le néo-malthusianisme comme une doctrine abjecte et dangereuse. Le Conseil national des femmes françaises, engagé dans l’action morale et repopulatrice, insista à ce titre auprès du gouvernement pour que soit votée la loi de 1920 contre la propagande néo-malthusienne, au nom de l’ordre moral et de la pudeur, "cette vertu essentiellement féminine".
Mais qu’en pensaient les femmes dans leur grande majorité, en dehors de ces militantes d’un bord ou de l’autre ? Elles estimaient généralement que la prévention des naissances concernait surtout les hommes, et que l’avortement faisait partie de la condition féminine. Il est effectivement avéré que les procédés contraceptifs utilisés dépendaient surtout de l’initiative masculine, et que la plupart des femmes qui venaient aux consultations dispensées par les néo-malthusiens y étaient poussées par leur compagnon. Aussi, s’il y eut des femmes pour protester vigoureusement contre la loi de 1920, elles furent plus nombreuses à s’en réjouir, tandis que la majorité y resta indifférente.

Aujourd’hui, plus de deux siècles après Malthus, la question de la limitation des naissances reste un terrain glissant. Après Malthus et les néo-malthusiens, la limitation des naissances est réapparue dans les années 70 sous forme de campagnes massives d’éducation à la contraception, dans des pays du Sud en pleine transition démographique. Encore aujourd’hui, cette forme paternaliste de limitations des naissances "pour les autres" est relativement bien acceptée dans les pays du Nord. Mais pourrait-on envisager d’appliquer les mêmes principes dans les pays occidentaux ? Des "néo-néo-malthusiens", qui prôneraient la limitation des naissances dans les pays riches en argumentant que les enfants du Nord sont une charge plus lourde pour la planète que ceux du Sud, seraient certainement mal reçus (sauf peut-être par les nouvelles droites, qui pourraient s’emparer du thème pour justifier la fermeture des frontières.) Les écologistes et les féministes qui s’inquiètent d’une croissance démographique potentiellement illimitée s’en tiennent donc généralement à un silence prudent sur ce sujet essentiel, mais particulièrement délicat à aborder.

Mathilde Szuba

Notes

(1) http://www.footprintnetwork.org
(2) Paul Ehrlich, La bombe P. Sept Milliards d’hommes en l’an 2000, Fayard 1972 (1968) (P. comme Population), René Dumont, L’Utopie ou la mort, éditions du Seuil, 1973, Edward Goldsmisth (dir.) Changer ou disparaître. Plan pour la survie, The Ecologist, Fayard ,1972.
(3) Certains auteurs évoquent la question dans leurs ouvrages, mais rarement en plus de quelques pages. Parmi eux, voir par exemple le livre de Lester R. Brown, Le Plan B. Pour un pacte écologique mondial, Calmann-Lévy, 2007.
(4) p.31.
(5) Cette loi fait partie des "lois scélérates" de restriction de la liberté d’opinion.
(6) Numéro de février 1911.