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La hulotte, le canard des terriers

mercredi 3 mai 2006

Parmi les innombrables joies procurées par la baguenauderie urbaine d’à peu près partout en France, il en est une, minuscule sans aucun doute, mais qui permet de se réconcilier momentanément avec l’automobiliste ras du bulbe qui a garé son tas de ferraille sur le trottoir qu’on s’apprêtait à emprunter gaiement : accolé au pare-brise arrière, un petit autocollant rouge, frappé d’une chouette hulotte croquée en noir et blanc, proclame fièrement l’appartenance du sympathique conducteur qu’un milliard de bonnes raisons a contraint contre sa volonté à une manœuvre approximative malencontreuse, à la communauté des lecteurs du "journal le plus lu dans les terriers".

C’est au début des années 1970 que Pierre Déom, instituteur ardennais, publie les premiers numéros de La Hulotte. De manière didactique, mais avec un humour et un sens de l’inventivité jamais pris à défaut, il y écrit, dessine ou caricature les mille et une surprises dont regorgent, tout à côté de chez soi, forêts, champs et ruisseaux, et même jardins et foyers de notre banal quotidien. A dix mille lieux d’un exotisme de bon aloi dans la littérature animalière "grand public", les lecteurs ont donc pu trembler devant l’affiche de Tremblement de terre labourée, un film d’horreur interdit aux campagnols de moins de dix-huit jours, découvrir le fameux rhinocéros français (40 mm), ou encore prendre conscience que, si l’adage affirmant qu’il y a un mauvais chasseur sur dix s’avérait exact, il en restait encore 4000 prêts à fusiller les 600 derniers faucons pèlerins hexagonaux, ou les dix mille oies sauvages qui s’aventurent encore à franchir les frontières. "Elles ne passeront pas !", annonçait martialement en 1975 un Deom croquant une ligne Maginot d’agités de la gâchette, avec un humour tout ardennais millésimé mai 40...
La Hulotte, c’est une foultitude de conseils pratiques qui en fait le journal à emporter dans toute promenade, afin d’être en mesure d’identifier, en Sherlock Holmes des sous bois, le tas de crottes ou l’empreinte découverts au hasard d’un sentier. Mais c’est aussi un des premiers médias qui a su rendre accessible au plus grand nombre la notion d’écosystème, aujourd’hui bien connue à travers l’exposition des interdépendances qui lient entre elles les différentes composantes de la faune et de la flore. L’International Secret Mosquito, la fameuse organisation d’espionnage des moustiques, avait beau avoir propagé des rumeurs infondées sur la gent arachnide, il n’en demeurait pas moins que la place de celle-ci s’avérait indispensable (n°54, 1985). Deux agriculteurs satisfaits d’avoir abattu un renard pouvaient quant à eux s’effrayer (mais un peu tard), de la tonitruante reconnaissance exprimée de la part des "6000 souris que le renard s’apprêtait à manger dans l’année" (n°23, 1975). Les dynamiques suscitées par les évolutions environnementales de plus grande ampleur ont quant à elles rarement bénéficié d’aussi brillants exposés. Si bon nombre d’espèces migrantes se propagent toujours plus vers le Nord, c’est en raison du réchauffement climatique. Si d’autres disparaissent des cours d’eau, comme les "puants" (martres et loutres, notamment), c’est grâce aux bienfaits de la société industrielle - rappelons que La Hulotte a compté comme voisins la centrale de Chooz ou l’usine chimique Cellatex, dont la fermeture a défrayé la chronique il y a quelques années...

Des intégristes (dont l’automobiliste dont il était question plus haut, sans doute) ne manqueront pas de dénoncer l’insidieux anthropomorphisme auquel se livre l’unique rédacteur - dessinateur de La Hulotte. Il n’hésite pas en effet à proposer des "guides des oiseaux du bord de la route" (n°20, 1974), "pour s’y reconnaître parmi tous ces blousons noirs, hâtivement englobés sous le terme de “corbeaux”". Ou à imaginer des abeilles sans-culottes, toutes à leur tâche de renverser l’odieuse reine tyrannique (n°28-29, 1975). Ou même à rendre compte du congrès des lapins royalistes, pour lesquels la restauration de la monarchie, grande consommatrice de fourrures d’hermine, constituerait une garantie contre ce prédateur.... Alors que, c’est bien connu, les animaux ne parlent pas, et font encore moins de politique. Des éternels insatisfaits (et notre chauffard doit en être, forcément) se plaindront du rythme moins soutenu de parution du journal (un à deux numéros par an, le dernier en date traite du sphinx colibri), ou de la raréfaction des bandes dessinées au profit d’abondantes bibliographies (mais toujours sans qu’aucune publicité ne vienne reposer l’œil fatigué par plus de 40 pages de lecture)...

C’est sur ces réflexions qu’on n’éprouvera alors nul remord à exercer de réjouissantes représailles à l’encontre de la voiture qui obstrue le passage, pour poursuivre la promenade. Mais on se promettra de retourner le week-end prochain à la traque pacifique de l’Arum tachetée, une plante qui attire, par ses effluves nauséabonds, et à des fins inavouables que la morale réprouve tellement elles touchent à la reproduction, la malheureuse mouche psikoda (trois jours de détention !), ou d’éprouver l’état de ses capacités à distinguer le terrier du renard de celui du blaireau.

Jérôme Godard