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Critères et mécanismes participatifs pour repenser la démocratie

mardi 23 mars 2010, par Florent Marcellesi, Hans Harms

Volontairement optimistes quant à la possibilité d’intervenir dans l’espace public
conventionnel, Hans Harms – docteur en philosophie – et Florent Marcellesi – coordinateur
du centre Ecopolítica et consultant en participation citoyenne –, définissent dans cet article
les critères et les mécanismes participatifs qui permettraient d’entamer dès à présent une
"transition civilisée" vers une démocratie écologique du long terme et solidaire.

Invoquée de plus en plus souvent pour le
meilleur et le pire, la "participation
citoyenne" recouvre une variété de signifiants
 : information, consultation,
codécision, cogestion, autogestion...
Malgré cette ambigüité polysémique, nous
partons de l’hypothèse que prendre les
décisions politiques nécessaires – et à long
terme radicales – qui garantissent un
consensus allant bien au-delà du simple
choix majoritaire à la légitimité discutable
et défendent le bien commun spatial, intra
et transgénérationnel, n’est seulement
possible qu’avec et non contre les citoyens.
Ainsi selon D. Bourg et K. Whiteside, une
"démocratie écologique […] s’écarte fondamentalement
du modèle moderne selon
Constant en cherchant à étendre et à
stimuler la participation citoyenne, et non
à la tenir à distance" [1].

Cependant, la participation citoyenne n’est
pas quelque chose de positif per se : ses
différentes modalités peuvent cacher des
limites que Loic Blondiaux regroupe en
quatre catégories : "le piège de la proximité",
"le renforcement des inégalités politiques",
"la tentation de l’instrumentalisation" et
"l’absence d’influence sur la décision" [2].

Ainsi, ce dont nous avons besoin, c’est de recréer
le citoyen et d’offrir des processus
représentatifs, délibératifs et transparents,
dans lesquels les (groupements de) citoyens
obsédés par leurs intérêts locaux/nationaux
et – surtout – privés, passent par un
processus éthico-éducatif qui les amène à
veiller à l’intérêt du bien commun planétaire
et à long terme. Loin d’être une utopie, cela
fait déjà plusieurs années qu’émergent des
expériences variées et développées parallèlement
dans différents pays et environnements
culturels (parfois sans se connaître ni
échanger, paradoxe de la mondialisation en
réseau !), tels les jurys de citoyens, conférences
de consensus, ateliers scénario ou
d’avenir, "open house/space", etc.

Pour évaluer de façon adéquate ces
mécanismes de participation, nous allons
définir une série de critères non exhaustifs à
prendre en compte pour décider si un
mécanisme nous paraît efficace et valide
dans la pratique pour le but recherché.

Information à disposition

Face à "l’expertocratie", une des clés de la
décision démocratique participative est la
présentation d’une information ample et
transparente sur le thème à débattre, ce qui
ne peut pas être confondu évidemment avec
la réalisation d’une campagne commerciale
pour obtenir l’appui citoyen à une décision
déjà prise par l’administration. En outre, les
participants ne doivent pas discuter sur la
base de l’information qu’ils apportent (et
dont normalement ils manquent). Au contraire,
dans un "processus de désacralisation
de l’expertise" (Blondiaux, op. cit. p89),
il faut mettre à disposition du citoyen
ordinaire – qui passera petit à petit du rôle
de profane à expert – tous les aspects du
sujet, présenter et combiner les intérêts
contradictoires, les coûts, les répercussions
locales et globales, les solutions alternatives...
Pendant que les sondages délibératifs
tentent de répondre à cet enjeu [3], les
sondages de la "démocratie d’opinion" ne
remplissent typiquement pas cette condition :
des citoyens mal informés guidés par
l’opinion et les média dominants répondent
à des questions simples qui débouchent sur
des réponses tout aussi simplistes.

C’est aussi un point faible des référendums
où la majorité des questions posées sont
trop complexes pour répondre par un simple
"oui" ou "non", et exigent donc plus d’information
– et surtout de délibération – que
celle dont les citoyens disposent.

Immunité contre les intérêts particuliers (soutien au bien commun)

Le système représentatif actuel tente de
canaliser la participation vers des voies, plus
ou moins stables et bureaucratiques (partis
politiques, syndicats, lobbys, etc.) dont l’évolution
temporelle et organique conflue vers la
conformation d’une élite active et bien
(in)formée [4] et un reste – la majorité –
juste bon à déléguer et transformé en acteur
passif.

Dans ce climat de privatisation rampante de
la res publica, les mécanismes de prise de
décision sont souvent utilisés par des
groupes de pression divers – ces "petites
mais astucieuses et entreprenantes minorités
de la Communauté" selon George Washington [5] – pour défendre tout d’abord leurs
propres intérêts et droits acquis.

Cependant, pour les décisions cruciales pour
le futur de la société, il est indispensable que
le processus mis en œuvre offre aux participants
l’occasion de s’identifier au bien
commun (qu’il soit spatial, intra et intergénérationnel).

Par exemple, suite à un tirage au sort et en
limitant le droit de participer à un sujet
spécifique et à une période courte, les
enjeux de pouvoir ou les intérêts individuels,
comme peuvent l’être la course à la
réélection ou à la promotion personnelle,
peuvent être contenus ou neutralisés, ce
qui tend à convertir les participants en
défenseurs authentiques du bien commun
sur le long terme [6]. De même, on évite
que le groupe qui prend la décision puisse
développer un quelconque intérêt propre. Il
est recommandé aussi d’organiser – dans le
cas des méthodologies délibératives –
plusieurs ateliers parallèles travaillant sur
un même thème pour que les conclusions
puissent être généralisables.

Intégration et représentativité

Les mécanismes de participation ne
devraient pas être ouverts seulement à des
personnes qualifiées – ou influentes – et le
corps citoyen dans son entier doit avoir la
possibilité de s’impliquer dans les décisions
politiques et sociales. Il est nécessaire
d’inclure les "sans voix" (tels les femmes,
les chômeurs, les précaires, les migrants,
les sans-papiers, etc., ou, d’une certaine
façon, les "représentants" des pays du
Sud, des générations futures, etc.) qui, à
cause d’un manque quelconque de capital
social, culturel, économique ou technologique,
ont toujours été écartés des
processus de prise de décision.

C’est d’ailleurs un des principaux obstacles
à "l’e-démocratie" : malgré une diffusion
croissante des TIC, il y aura probablement
toujours une inégalité d’accès (matérielle,
d’usage, d’intérêts, etc.) d’une partie
importante de la population et à l’évidence
il s’agira de ceux déjà marginalisés dans les
autres mécanismes de participation. Les
"open space / open house" souffrent aussi
de ce manque de représentativité étant
donné que les personnes sont invitées à
participer au travers des médias. Leur
slogan – ceux qui viennent sont juste ceux
qu’il faut et en quantité optimale – n’est
pas très convaincant, spécialement quand
on touche d’importants et puissants lobbys.
Cependant, on peut garantir avec une
formule de sélection aléatoire que tous les
intérêts organisés et les différentes couches
de la société soient inclus et exclus de la
même manière (ce qui différencie par
exemple les cellules de planification avec
les ateliers scénario où la composition des
participants est plutôt un processus
contrôlé).

Processus délibératif

Si l’on postule que le bon gouvernement ne
serait "pas l’art de faire fonctionner des
procédures mais l’art de concevoir et de
faire vivre des processus collectifs d’élaboration
des réponses pertinentes aux défis
de la société" [7], il apparaît que la
nécessité de processus délibératifs peut
s’avérer aujourd’hui parfois plus importante
que la décision en elle-même.

En effet, grâce à la force non coercitive du
meilleur argument – et non du plus fort –
(cf Habermas, "les trois visions de la
démocratie libérale"), la démarche délibérative
apporte légitimité, au travers
d’espaces participatifs comme lieux de
controverses et d’échanges, pour aboutir à
un accord non violent.

De plus, dans des délibérations type conférences
de consensus et contrairement à un
sondage d’opinion ou un référendum (qui
s’assimile plus souvent à un plébiscite),
les questions sont ouvertes et de nouvelles
idées peuvent rentrer dans le processus.
Cependant, sélectionner, comprendre et
appliquer l’information demande du
temps : les nouveaux mécanismes de participation
doivent donc permettre au citoyen
de se libérer de la tension de son travail
ordinaire et lui concéder le temps suffisant
pour pouvoir réaliser ce type de responsabilité
sociale. La rémunération des citoyens
(ce qui existait déjà dans la Grèce Antique)
ou la création de ’congés’ spécifiques dans
les accords d’entreprise pour la participation
sociale sont des conséquences
logiques si nous voulons qu’ils puissent
consacrer plusieurs jours à ce genre de
processus.

Elle permet à tout le monde de donner de
son temps pour prendre part aux processus
de décision et, selon Peter Dienel, elle
transmet aux participants l’évidence qu’ils
sont pris au sérieux dans leur rôle
d’assesseur [8].

Processus contraignant

Si l’outil de participation utilisé ne fait pas
partie d’un dispositif légal – ce qui est le
cas la plupart du temps –, il est tout à fait
possible que les résultats ne soient que
partiellement voire pas du tout pris en
compte par les responsables politiques.
Ces derniers sont évidemment conscients
que l’application de ces mécanismes est
une mesure pour essayer de récupérer une
partie de la confiance perdue dans la
politique et dans l’administration, mais
qu’in fine le pouvoir revient toujours aux
élus qui se gardent soigneusement la possibilité
d’entériner ou non les décisions
citoyennes. C’est d’ailleurs ce qui peut
remettre en cause la reconduction de dispositifs
tels que les jurys citoyens car, selon
Sintomer et Koehl, ils constituent
clairement "un quatrième pouvoir, celui,
embryonnaire, des citoyens […] (face) aux
trois piliers de la démocratie représentative
classique : le législatif, l’exécutif et le
judiciaire" [9].

Cependant, il est intéressant de noter que
la non-prise en compte de leurs résultats
peut provoquer une rupture encore pire
que le problème initial, ce qui confère à ces
avis participatifs un poids moral – potentiellement
– considérable, d’où les réticences
rencontrées. En revanche, du fait de
leur intégration historique dans la démocratie
représentative française, les référendums
(comme ce fut le cas pour la
Constitution européenne en 2005) possèdent
un poids législatif et symbolique
toujours bien supérieur.

Motivation

Il est important que les mécanismes ne
soient pas interprétés comme un simple
jeu de simulation, de justification de
décisions déjà prises ou une formule d’éducation
populaire pour adultes.

Cependant, même dans ce contexte qui
demande de prendre au sérieux les participants,
le "Spassfaktor", c’est-à-dire
l’importance du divertissement pour que
les participants retirent un certain plaisir de
leur expérience, est primordial – et cela est
rarement mentionné.

Si l’on compare la mesure dans laquelle les
grandes catégories de mécanismes
existants remplissent les caractéristiques
requises, nous obtenons le tableau ci-après
dont nous sommes conscients du caractère
normatif et non exhaustif.

En conclusion, il existe une panoplie de
mécanismes participatifs dont les aspects
les plus positifs sont cependant peu
exploités et insuffisamment perçus, puisque
ce sont des expériences isolées et qui
impliquent un nombre réduit de personnes.
Il en résulte indispensable le travail de
divulgation, de débat et de multiplication
des expériences – suffisamment pour en
extraire des conclusions utiles –, non
seulement de la part des secteurs académiques
mais aussi des pouvoirs politiques
et administratifs, mouvements sociaux...
Même s’il est nécessaire d’aspirer à une
réforme profonde de notre organisation
sociale, démocratique et législative, la
plupart des mécanismes étudiés ne présupposent
en général aucune nouvelle société,
ni nouvelle morale, ni un engagement pour
toute la vie : ils ne reposent pas sur un
homme meilleur ou plus intelligent mais lui
donnent des clés pour son émancipation et
l’autonomie collective. En définitive, ils
peuvent se mettre en marche avec les
individus et la société actuels et peuvent
permettre d’ouvrir des brèches dès aujourd’hui
vers une redéfinition d’une
démocratie écologique, du long terme et
solidaire.


Plus d’informations sur quelques outils participatifs
(sites web consultés en janvier 2010) :

Wolrd Café : www.theworldcafe.com,

Cellules de planification : www.planungszelle.de,

Ateliers scénario : http://sciencescitoyennes.net/ficheexperience-
7.html,

Open Space : http://www.openspaceworld.org/french/
index.html


[1Bourg, Dominique et Whiteside, Kerry, "La
démocratie écologique", publié dans laviedesidees.fr,
le 1er septembre 2009

[2Loïc Blondiaux, Le nouvel esprit de la démocratie.
Actualité de la démocratie participative
, 2008.

[3Pour plus d’information, voir http://www.tomorrowseurope.
eu/spip.php ?article44

[4Les partis politiques en sont un bon exemple.
L’auteur allemand Hauenschild démontre que
seulement 2,8 % des Allemands militent dans un parti
et diagnostique qu’en réalité seulement 5 % de ces
militants s’engagent réellement activement dans les
activités de ces partis, ce qui signifie que les décisions
politiques importantes surgissent de 0.14 % de la
population. Il explique en conséquence que l’idée
d’une souveraineté nationale résidant dans le peuple
est absurde. Die Zeit, 16 juillet 1998.

[5Message d’adieu de George Washington, 19
septembre 1796.

[6Callon, M., Lascoumes, P. et Barthe, Y., Agir dans
un monde incertain. Essai sur la démocratie technique
,
éditions du Seuil, Paris 2001.

[7Calame, Pierre et Talmant, André, L’État au coeur.
Le Meccano de la gouvernance
, Desclée de Brouwer,
Paris, 1997, p. 195.

[8Dienel, Peter et Harms, Hans, Repensar la
democracia. Los núcleos de intervención participativa
,
ediciones del Serbal, Barcelone 2000, p. 91.

[9Eléonore Koehl, Yves Sintomer, Les Jurys de
citoyens berlinois, Synthèse du rapport final pour la
Délégation Interministérielle à la Ville
, Centre Marc
Bloch, juillet-août 2002, p. 8.