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La crise de l’énergie

octobre 2002, par Ivan Illich

Ivan Illich, Énergie et équité (Chapitre 1, extraits), édition du Seuil, 1975

Aujourd’hui il est devenu inévitable de parler d’une crise de
l’énergie qui nous menace. Cet euphémisme cache une contradiction et
consacre une illusion. Il masque la contradiction inhérente au fait
de vouloir atteindre à la fois un état social fondé sur l’équité et
un niveau toujours plus élevé de croissance industrielle. Il consacre
l’illusion que la machine peut absolument remplacer l’homme. Pour
élucider cette contradiction et démasquer cette illusion, il faut
reconsidérer la réalité que dissimulent les lamentations sur la
crise : en fait, l’utilisation de hauts quanta d’énergie a des effets
aussi destructeurs pour la structure sociale que pour le milieu
physique. Un tel emploi de l’énergie viole la société et détruit la
nature.
Les avocats de la crise de l’énergie défendent et répandent une
singulière image de l’homme. D’après leur conception, 1’homme doit se
soumettre à une continuelle dépendance à l’égard d’esclaves
producteurs d’énergie qu’il lui faut à grand-peine apprendre à
dominer. Car, à moins d’employer des prisonniers pour ce faire,
l’homme a besoin de moteurs auxiliaires pour exécuter la plus grande
partie de son propre travail. Ainsi le bien-être d’une société
devrait se mesurer au nombre de tels esclaves que chaque citoyen sait
commander. Cette conviction est commune aux idéologies opposées qui
sont en vogue à présent. Mais sa justesse est mise en doute par
l’iniquité, les tourments et l’impuissance partout manifestes, dès
lors que ces hordes voraces d’esclaves dépassent d’un certain degré
le nombre des hommes. Les propagandistes de la crise de l’énergie
soulignent le problème de la pénurie de nourriture pour ces esclaves.
Moi, je me demande si des hommes libres ont vraiment besoin de tels
esclaves. (.)
Une politique de basse consommation d’énergie permet une grande
variété de modes de vie et de cultures. La technique moderne peut
être économe en matière d’énergie, elle laisse la porte ouverte à
différentes options politiques. Si, au contraire, une société se
prononce pour une forte consommation d’énergie, alors elle sera
obligatoirement dominée dans sa structure par la technocratie et,
sous l’étiquette capitaliste ou socialiste, cela deviendra
pareillement intolérable.

Aujourd’hui encore, la plupart des sociétés - surtout celles qui sont
pauvres - sont libres d’orienter leur politique de l’énergie dans
l’une de ces trois directions : elles peuvent lier leur prospérité à
une forte consommation d’énergie par tête, ou à un haut rendement de
la transformation de l’énergie, ou encore à la moindre utilisation
possible d’énergie mécanique. La première exigerait, au profit de
l’industrie, une gestion serrée des approvisionnements en carburants
rares et destructeurs. La seconde placerait au premier plan la
réorganisation de l’industrie, dans un souci d’économie
thermodynamique. Ces deux voies appellent aussi d’énormes dépenses
publiques pour renforcer le contrôle social et réaliser une immense
réorganisation de l’infrastructure. Toutes deux réitèrent l’intérêt
de Hobbes, elles rationalisent l’institution d’un Léviathan appuyé
sur les ordinateurs. Toutes deux sont à présent l’objet de vastes
discussions. (.)
Or la troisième possibilité, la plus neuve, est à peine considérée :
on prend encore pour une utopie la conjonction d’une maîtrise
optimale de la nature et d’une puissance mécanique limitée. Certes,
on commence à accepter une limitation écologique du maximum d’énergie
consommée par personne, en y voyant une condition de survie, mais on
ne reconnaît pas dans le minimum d’énergie acceptable un fondement
nécessaire à tout ordre social qui soit à la fois justifiable
scientifiquement et juste politiquement. Plus que la soif de
carburant, c’est l’abondance d’énergie qui mène à l’exploitation.
Pour que les rapports sociaux soient placés sous le signe de
l’équité, il faut qu’une société limite d’elle-même la consommation
d’énergie de ses plus puissants citoyens. La première condition en
est une technique économe en énergie, même si celle-ci ne peut
garantir le règne de l’équité. De plus, cette troisième possibilité
est la seule qui s’ offre à toutes les nations : aujourd’hui, aucun
pays ne manque de matières premières ou de connaissances nécessaires
pour réaliser une telle politique en moins d’une génération. La
démocratie de participation suppose une technique de faible
consommation énergétique et, réciproquement, seule une volonté
politique de décentralisation peut créer les conditions d’une
technique rationnelle.
On néglige en général le fait que l’équité et l’énergie ne peuvent
augmenter en harmonie l’une avec l’autre que jusqu’à un certain
point. En deçà d’un seuil déterminé d’énergie par tête, les moteurs
améliorent les conditions du progrès social. Au-delà de ce seuil, la
consommation d’énergie augmente aux dépens de l’équité. Plus
l’énergie abonde, plus le contrôle de cette énergie est mal réparti.
Il ne s’agit pas ici d’une limitation de la capacité technique à
mieux répartir ce contrôle de l’énergie, mais de limites inscrites
dans les dimensions du corps humain, les rythmes sociaux et l’espace
vital. (.)
Dans des travaux antérieurs, j’ai montré qu’au delà d’une certaine
valeur du PNB, les frais du contrôle social croissent plus vite que
ledit PNB et deviennent l’activité institutionnelle qui détermine
toute l’économie. La thérapie que dispensent éducateurs, psychiatres
et travailleurs sociaux, doit venir s’ajouter aux programmes établis
par les planificateurs, les gestionnaires et les directeurs de vente,
et compléter l’action des services de renseignements, de l’armée et
de la police. (.)

Je prétends qu’au-delà d’un niveau critique de consommation d’énergie
par tête, dans toute société, le système politique et le contexte
culturel doivent dépérir. Dès que le quantum critique d’énergie
consommée par personne est dépassé, aux garanties légales qui
protégeaient les initiatives individuelles concrètes on substitue une
éducation qui sert les visées abstraites d’une technocratie. Ce
quantum marque la limite où l’ordre légal et l’organisation politique
doivent s’effondrer, où la structure technique des moyens de
production fait violence à la structure sociale. (.)
La soi-disant crise de l’énergie est un concept politiquement ambigu.
Déterminer la juste quantité d’énergie à employer et la façon
adéquate de contrôler cette même énergie, c’est se placer à la
croisée des chemins. Á gauche, peut-être un déblocage et une
reconstruction politique d’où naîtrait une économie post-industrielle
fondée sur le travail personnel, une basse consommation d’énergie et
la réalisation concrète de l’équité. Á droite, le souci hystérique de
nourrir la machine redouble l’escalade de la croissance solidaire de
l’institution et du capital et n’offre pas d’autre avenir qu’une
apocalypse hyper-industrielle. Choisir la première voie, c’est
retenir le postulat suivant : quand la dépense d’énergie par tête
dépasse un certain seuil critique, l’énergie échappe au contrôle
politique. Que des planificateurs désireux de maintenir la production
industrielle à son maximum promulguent une limitation écologique à la
consommation d’énergie ne suffira pas à éviter l’effondrement social.
Des pays riches comme les États-Unis, le Japon ou la France ne
verront pas le jour de l’asphyxie sous leurs propres déchets,
simplement parce qu’ils seront déjà morts dans un coma énergétique. Á
l’inverse, des pays comme l’Inde, la Birmanie ou, pour un temps
encore, la, Chine sont assez musclés pour savoir s’arrêter juste
avant le collapsus. Ils pourraient dès à présent décider de maintenir
leur consommation d’énergie au-dessous de ce seuil que les riches
devront aussi respecter pour survivre. (.)
Á la paralysie de la société moderne, on donne le nom de crise de
l’énergie ; on ne peut la vaincre en augmentant l’input d’énergie.
Pour la résoudre, il faut d’abord écarter l’illusion que notre
prospérité dépend du nombre d’esclaves fournisseurs d’énergie dont
nous disposons. (.)