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L’au-delà de la crise financière

vendredi 20 novembre 2009, par Geneviève Azam

« L’utopie ne consiste pas aujourd’hui à préconiser le bien-être par la décroissance
et la subversion de l’actuel mode de vie ; l’utopie consiste à croire que la croissance de la
production sociale peut encore apporter le mieux-être, et qu’elle est matériellement possible. »

Michel Bosquet (André Gorz), Écologie et liberté, p.18 (1977)

« Enfin, il s’agit (...) d’élargir au maximum les espaces et les moyens qui permettent
la production de sociétés alternatives, de modes de vie, de coopération et d’activités
soustraits aux dispositifs du capital et de l’État. D’élargir au maximum, en d’autres termes,
les voies ouvertes à la "sortie du capitalisme", comprise au sens d’un exode biblique qui
invente ses "terres promises" chemin faisant. »

André Gorz, Misères du présent, Richesse du possible, p.132-133 (1997)

La crise actuelle dévoile les différentes
dimensions du dérèglement du monde. Il
est maintenant courant d’entendre parler de
crise systémique, de crise globale, de crise
du capitalisme, avec la présence simultanée
des crises financière, économique, écologique,
sociale, alimentaire. Toutefois, ces
crises restent le plus souvent juxtaposées
et traitées séparément, avec une primauté
donnée à la crise financière. Comme si la
finance avait réalisé pleinement l’utopie
libérale et la croyance en la possibilité
d’autonomie de la sphère économique et
financière vis-à-vis de la société et en sa
capacité d’autorégulation. Il suffirait donc
de soigner quelques dérives de la finance
globale pour sortir de la crise. Pourtant,
cette crise est un véritable effondrement
des promesses portées par le capitalisme
triomphant à l’échelle du monde ; elle
traduit comment la tendance à la transformation
de la nature, du travail, et de
l’ensemble des activités humaines en
marchandises, revient à détruire les
capacités de reproduction des sociétés
elles-mêmes, comme le soulignait Karl
Polanyi déjà en 1944 : "Abandonner le
destin du sol et des hommes au marché
équivaudrait à les anéantir." [1]

La globalisation économique et financière
pendant ces trente dernières années a
poussé à un point jamais atteint cette
prétention de gouvernement des sociétés et
de gestion des ressources humaines et
naturelles, conformément aux lois de la
concurrence généralisée, de la propriété
privée et de la rentabilité économique
maximale. L’affirmation de la supériorité
des régulations marchandes a délégitimé la réglementation d’ordre politique et a
autorisé la prédation accélérée des
ressources naturelles et des activités
humaines, dont le travail.

Une société hors sol ?

La crise sociale et le délabrement accéléré
des sociétés sont souvent présentés
comme des effets de la crise financière, qui
semble de ce fait se passer dans un ailleurs
mystérieux.

Les recalés de la globalisation n’appartiennent
plus au peuple des humains
capables de liberté et de créations
nouvelles, ils sont des "victimes" d’un
cataclysme exogène, la société étant le
simple réceptacle de dérèglements
survenus ailleurs. Or la crise sociale est
aux sources de la crise : l’explosion des
inégalités sociales, la compression des
revenus salariaux, ont rendu nécessaire,
pour soutenir la croissance, c’est-à-dire
l’accumulation du capital, une économie
d’endettement qui fut à l’origine de la crise
des subprimes.

Cette crise en effet ne s’est pas déclarée
dans les salles de marché des banques
mais dans les banlieues des villes étasuniennes,
devant l’incapacité de nombre de
ménages de rembourser des emprunts pour
leur logement et leur consommation alors
que le marché de l’immobilier en baisse ne
permettait plus aux banques de récupérer
leur mise et au-delà.

Quant à la crise écologique, elle ne serait
au mieux qu’une contrainte supplémentaire
à internaliser, ou bien encore une "opportunité"
pour un nouveau capitalisme enfin
responsable et retrouvant un nouveau
champ d’expansion, une nouvelle frontière.

Le caractère singulier de la crise écologique,
souligné par des situations
d’irréversibilité (épuisement des ressources,
changement climatique, biodiversité) et
par la possibilité de catastrophes non
maîtrisables, devrait rendre évidente la
nécessité d’une bifurcation des modèles de
production et de consommation dominants.
Elle tend pourtant à renforcer le paradigme
techno-scientifique et la croyance magique
en des solutions techniques, qui découpent
les problèmes au lieu de les saisir dans leur
globalité et qui s’avèrent finalement plus
destructrices que les maux qu’elles sont
censées résoudre. Le développement massif
des agro-carburants pour palier l’épuisement
des énergies fossiles renforce
l’agriculture productiviste et se trouve en
partie responsable de l’augmentation de la
faim dans le monde. La domination de la
sphère économique sur l’ensemble de la
société, sa prétention à être quasiment hors
sol, hors société et autonome par rapport
aux écosystèmes, sont écologiquement
insoutenables.

La crise écologique n’est pas la conséquence
de gaspillages incontrôlés, d’un
excès ou de technologies polluantes, même
si ces phénomènes sont importants. Elle
résulte de politiques et de pratiques qui
font comme si les sociétés pouvaient vivre
indépendamment des écosystèmes dont
elles dépendent, considérant la nature
comme simple pourvoyeuse de ressources
à s’approprier et exploiter infiniment,
dépotoir pour la production de déchets de
plus en plus volumineux, héritage encombrant
et archaïque, qu’il s’agit de manipuler
et trafiquer pour créer une seconde nature
parfaitement adaptée aux desseins de ceux
qui la produisent.

La crise sociale et la crise environnementale
ne sont pas les conséquences d’une crise
économique qui aurait sa propre logique
interne, coupée de la société et de l’écosystème
 ; elles sont les composantes d’une
crise globale qui est la crise d’un modèle de
société ayant fait de l’organisation économique
l’essence des sociétés.

Aux origines de la crise actuelle

Il est salutaire de revenir aux origines de la
crise actuelle pour mieux saisir le temps
perdu et les catastrophes toujours plus
graves que produirait une "relance" du
système tel qu’il est, fût-elle donc une
relance verte. C’est dans les années 1970
en effet que débute le processus de crise
que les sociétés ont à affronter aujourd’hui.
De nombreuses études avaient alors
analysé les ressorts de cette crise : crise du
fordisme, crise de suraccumulation avec
baisse de la rentabilité du capital, crise des
régulations nationales de type keynésien
dans un monde internationalisé. Mais elle
était déjà aussi une crise de la politique de
croissance et du productivisme, crise des
sociétés organisées autour de la
production-consommation de masse et de
la transformation des désirs en besoins
économiques solvables.

Les conséquences écologiques globales de
ce modèle, la gigantesque consommation
de ressources énergétiques et minéralogiques
qu’ils occasionnent, furent exposées
dans le rapport Meadows du club de Rome
en 1972 (Halte à la croissance), ou encore
lors du sommet de Stockholm des Nations
unies en 1972 (Nous n’avons qu’une terre).
Une nouvelle sensibilité planétaire aux
questions environnementales est alors en
train de naître. Elle s’accompagne d’une
réflexion particulière sur l’écologie
politique, d’une théorie critique des besoins
qui radicalise la critique du capitalisme [2] et se manifeste par l’émergence de mouvements
écologistes. Les expressions des
mouvements sociaux portaient implicitement
le refus du productivisme : rejet du
travail taylorisé, revendication de l’autonomie
et de l’autogestion, de la baisse du
temps de travail, critique de la consommation
de masse.

Cette crise a produit tous ses effets dans
les années 1980, avec dans les pays du
Nord le chômage et l’exclusion sociale
massive et dans les pays du Sud la crise de
la dette soignée à grand renfort de
politiques d’ajustement structurel, avec une
fuite en avant dans un productivisme
délirant pour soutenir les exportations
agricoles notamment, avec à la clé un
désastre social et écologique. On parle
alors dans les pays du Nord de "nouvelle"
question sociale, puisque la question
sociale, qui a hanté le XIXème siècle,
semblait avoir été résolue pendant les dites
"Trente Glorieuses". Mais la question
sociale est encore pensée dans les termes
du XIXème siècle, largement sous-tendus par
le contexte de l’époque, alors que les possibilités
d’expansion et d’accumulation
semblaient infinies pour le capital, tandis
que le développement des forces productives
était pour la plupart des "forces
progressistes" la condition de l’émancipation.
La question sociale, avec au centre
le rapport capital-travail, a alors occupé le
centre des résistances et des luttes de
transformation sociale, souvent défensives,
les préoccupations écologiques
apparaissant comme secondaires et
périphériques au vu de l’urgence sociale.

La réponse à la crise fut donnée par les
coalitions néolibérales arrivées au pouvoir,
qui pour retrouver la croissance perdue,
ont imposé la globalisation économique et
financière avec des politiques drastiques de mise en concurrence à l’intérieur des
sociétés et entre les sociétés du monde, de
réduction maximum des coûts salariaux, de
libre-échange absolu et généralisé. Cette
promesse d’un monde ainsi délivré de la
pauvreté et de la guerre, fut accueillie, avec
des variantes, par l’essentiel des élites
politiques et économiques dominantes.

Le champ du capitalisme s’est alors trouvé
considérablement étendu : la "reproduction
de la force de travail" est entrée dans le
monde enchanté de la marchandise
(protection sociale, éducation, santé), le
travail tend à être réduit à une ressource et
une variable d’ajustement, juste là pour
assurer la survie grâce à un pouvoir d’achat
minimum. En même temps, les biens
communs, l’eau, la terre, les forêts, la biodiversité,
le vivant sont soumis à un
mouvement d’expropriation qui n’a d’équivalent,
par son étendue et sa violence, que
le mouvement des privatisations de la terre
en Grande-Bretagne à partir du XVIème
siècle.

Mais les politiques néolibérales et la globalisation
économique, en étendant ce mode
productiviste à l’ensemble de la planète,
ont accru et accéléré la pression sur les
ressources à un point inimaginable.
La globalisation économique, en s’attaquant
à toutes les limites s’opposant à la
marchandisation et à la croissance infinies,
a paradoxalement révélé les limites écologiques
du monde. En ce sens encore, la
crise actuelle est bien plus qu’une crise
économique, elle est une crise de la
domination de l’économie sur l’ensemble
de la vie sociale et politique, domination
que le néolibéralisme a porté à son extrême
en en faisant un véritable projet politique.

Il est urgent de bifurquer

La présente crise témoigne de l’effondrement
d’un modèle, dans ses dimensions
essentielles, avec des régressions très
fortes, déjà là et à venir. Elle illustre à quel
point le processus capitaliste d’expropriation
est allé jusqu’aux entrailles des
sociétés, soumettant le travail, les
ressources naturelles et les écosystèmes à
la dure loi du profit, détruisant les activités
humaines et transformant leur milieu en
désert. Mais l’avènement de la crise ne doit
pas être compris, comme il l’est souvent,
comme possibilité de changement inéluctable
et nécessaire. La crise en effet fait
aussi partie de la régulation du système ;
elle est précisément un moment souvent
propice pour engager une fuite en avant,
acceptée sous l’effet du choc de catastrophes
sociales ou écologiques.

La crise peut rouvrir cependant les
possibles si elle libère la pensée et les
consciences prises dans le corset du capitalisme
néolibéral et du productivisme. Elle
peut être un moment où les changements
écologiques imposés par la nécessité et la
contrainte, deviennent les supports d’un
changement souhaitable, guidé par des
choix collectifs d’émancipation. Par
exemple, la sobriété énergétique, imposée
par le dérèglement climatique et l’épuisement
des énergies fossiles, est une
occasion extraordinaire de poser la finalité
de la production, du travail et de la
consommation, d’opposer une relocalisation
des sociétés au lieu de la globalisation économique. Elle est une
occasion extraordinaire de définir collectivement
la norme du suffisant, du bien vivre,
de se réapproprier les conditions de vie et
de travail, bref de réinventer la politique et
la démocratie. L’intérêt supérieur de
l’humanité ne peut être séparé de la liberté
et de la capacité de jugement et d’action.
C’est dans ces moments-là que s’amorce la
sortie du capitalisme, en bifurquant par
rapport aux choix d’accumulation et de
consommation illimitée et de transformation
marchande des activités.

Contrairement à ce qui s’est passé pendant
les années 1980 et 1990, il s’agit de tenir
cette fois ensemble la société et les
écosystèmes. Mais il ne s’agit pas pour
cela de teinter le social avec de l’écologie
comme le souhaitent les partisans de la
croissance verte, il s’agit d’étendre et
d’élargir la question sociale, qui ne saurait
se réduire au rapport capital-travail. Le
capitalisme a pénétré et colonisé
l’ensemble des aspects de la vie, l’habitat,
les transports, la santé, les biens communs
essentiels.

Tout comme il ne s’agit pas non plus
d’ajouter du social à l’écologie. Il s’agit de
reconnaître que la durabilité des sociétés
ne peut se réduire à la durabilité de la
planète ; elle suppose en effet justice
sociale et solidarité. Cela suppose l’émergence
et la reconnaissance d’une véritable
écologie populaire, comme défense du
monde vécu, du monde sensible et intelligible,
du monde maîtrisable et contrôlable
par l’activité humaine.

Cette crise rappelle de manière salutaire
que le capitalisme n’est pas seulement une
forme d’organisation de l’économie. Il est
une forme de civilisation, ou plutôt de décivilisation
qui implique des manières
quotidiennes de vivre, des représentations,
et en particulier un rapport singulier à la
nature et au travail. C’est de cette dé-civilisation-
là qu’il faut sortir, de manière
urgente. Le terrain n’est pas vierge, de
nombreuses luttes, expériences alternatives
existent déjà, sans lesquelles d’ailleurs le
processus de dé-civilisation aurait déjà
produit de véritables catastrophes. André
Gorz parle de post-capitalisme, d’autres de
dépassement du capitalisme. Ces termes
peuvent définir cette bifurcation, à
condition toutefois d’être délivrés des
préjugés évolutionnistes et "progressistes »
et d’une conception de l’histoire a priori
orientée en fonction d’étapes.


[1Karl Polanyi, La Grande Transformation,
Aux origines politiques et économiques de
notre temps
, 1944, Paris, Gallimard, 1983,
p.188.

[2Voir André Gorz, Écologie et politique,
Paris, Galilée, 1975, ou encore, Guy Debord,
La planète malade, Paris, Gallimard, 1971
ou encore le livre de Rachel Carlson, Un
printemps silencieux
(1962).