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Les limites de l’adaptabilité du capitalisme

dimanche 1er novembre 2009, par Ernest Mandel

« Aussi pauvre et inepte que soit "l’activité", aussi "indignes et dérisoires que soient
ses buts", elle "engage pour être réalisé la puissance mentale et affective de l’individu", sa
"virtuosité", "ce qui définit sa valeur à ses propres yeux". Il est impossible de "saboter"
un travail qui mobilise notre virtuosité sans "encourir le mépris de soi et des autres". Aussi
"on ne voit pas comment une économie de l’immatériel pourrait fonctionner sans assujettir
les individus à une nouvelle forme de servitude volontaire". La question, dès lors, "est de
savoir comment ne pas investir sa propre dignité dans une activité indigne". »

André Gorz citant l’article "Revenu garanti et biopolitique"
de Bernard Aspe et Muriel Combes, L’immatériel (2003)

La saturation des besoins

La première de ces limites, et de loin la
plus importante, est l’irrationalité croissante
de l’économie de marché, au fur et
à mes ure que l’essor des forces productives
fait passer l’humanité du stade de l a
demi-pénurie - stade classique de l’économie
marchande - au stade d’une
abondance de plus en plus grande.
À partir du moment où les consommateurs
ne réagissent plus aux fluctuations des
prix, ou réagissent à contresens (la
consommation baisse avec des baisses des
prix), à partir du moment où la demande
devient inélastique, soit à l’accroissement
des revenus soit aux fluctuations des prix,
ou bien acquiert une élasticité marginale
négative, un mécanisme fondamental de
l’économie capitaliste est définitivement détraqué. C’est déjà le cas, dans les pays
industrialisés les plus développés, de la
demande de nombreux biens élémentaires
(pain, pommes de terre, fruits indigènes,
viande de porc) et de certains produits
textiles ; c’est de plus en plus le cas de
certains services publics (avant tout, les
transports urbains collectifs).

Tout système de production qui continue
dès lors à se fonder sur la notion de
"rentabilité des entreprises" engendre
fatalement la surproduction systématique
et la destruction d’une fraction des biens
produits (c’est le cas de l’agriculture
occidentale).

Tout système de distribution qui veut a
fortiori conserver l’échange engendre dès
lors un gaspillage démesuré ; la distribution
gratuite, sous forme de service,
devient plus économique que la vente et
l’achat.

L’économie de marché devient tout aussi
absurde dans le domaine de la production,
au fur et à mesure que coûts salariaux et
même coûts de matières premières
s’abaissent vers zéro (par exemple,
production automatique de produits
plastiques). Le maintien des critères de
rentabilité individuelle des entreprises et
de distribution marchande de tels produits
implique des prix de vente dont les frais de
distribution constituent une fraction sans
cesse grandissante. Le gaspillage qu’entraîne
le maintien de l’économie
marchande apparaît alors clairement.

L’extinction du salariat

Deuxième limite à l’adaptabilité du système
capitaliste, les bonds en avant effectués
par l’automation sapent un autre
fondement de cette économie, le salariat.
La notion de salaire implique celle d’un
échange exactement mesuré entre une
force de travail achetée pour un laps de
temps tout aussi strictement mesuré et
une quantité limitée de biens de consommation
(de moyens de paiement qui
permettent d’acquérir ces biens de
consommation). Lorsque la productivité du
travail humain progresse de telle manière
que les biens de consommation susceptibles
de couvrir tous les besoins
raisonnables d’un pays industrialisé
peuvent être produits en une fraction fort
réduite du temps de travail globalement
disponible, la solution rationnelle est
évidemment celle de réduire le temps de
travail de chaque individu de manière
tellement radicale que la notion même de
"salaire" perd tout son sens : "L’économie
des États-Unis, écrit Lord Bowden, se trouve
dans une situation extraordinaire. La moitié
environ de la population active suffit à satisfaire
les besoins réels des habitants du pays
c’est-à-dire leur alimentation, leur logement,
leurs vêtements et leurs voitures de sorte
que les pouvoirs publics sont obligés de
trouver un emploi pour l’autre moitié."

Ainsi n’est-il plus nécessaire de mesurer
exactement la dépense de travail de
chacun ; il y a satisfaction générale de ses
besoins élémentaires du fait de la richesse
collective acquise par la société, et, en
échange de cette satisfaction, développement
parallèle d’activités créatrices des hommes, aussi bien pendant le "travail"
que pendant les "loisirs".

Si le capitalisme essaye de survivre à
l’approche de cette phase d’automation et
d’abondance, il doit artificiellement multiplier
les emplois inutiles ou nuisibles
(armée, intermédiaires, parasites) afin de
"résorber le chômage", et, non moins
artificiellement, maintenir des groupes
d’hommes enfermés dans l’industrie, alors
qu’ils y sont inutiles pendant une partie de
la journée du travail. La notion même de
"salaire annuel garanti" et garanti pour
ceux qui travaillent autant que pour les
chômeurs - qui fait l’objet de débats aux
États-Unis, montre jusqu’à quel point on
s‘est approché de ce dépassement objectif
du salariat.

Déclin du travail manuel

En troisième lieu, la production automatique
généralisée conduirait la production
de valeurs, la production marchande et
l’économie monétaire à des conséquences
absurdes. Si l’automation se généralisait
– et ce n’est qu’une question de temps -
dans le secteur des services et dans celui
de la production, on verrait une production
entièrement automatisée ne plus donner
naissance à un pouvoir d’achat pour biens
de consommation, puisque les revenus de
la grande majorité de la population s’éteindraient
avec l’emploi de la main-d’œuvre
industrielle, commerciale et de services.
Le maintien de l’économie monétaire
aboutirait alors à une situation
paradoxale : on serait obligé de distribuer
gratuitement des "revenus monétaires" à
la population pour qu’elle puisse continuer
à acheter" des "marchandises", alors qu’il
serait beaucoup plus simple de distribuer
gratuitement ces biens de consommation
abondants. En vérité, il est impensable
pour le capitalisme de passer à l’automation
généralisée de la production, de la
distribution et des services. En effet,
pareille automation détruirait les bases
mêmes sur lesquelles il existe.

La hiérarchie en péril

La quatrième et dernière limite absolue du
système capitaliste réside en ce qu’à
l’explosion actuelle des forces productives
correspond non seulement la possibilité
de l’automation généralisée, mais encore la
possibilité de suppression de tout travail
non qualifié, mécanique, répétitif. L’accès
de tous les jeunes à l’enseignement
supérieur généralisé, qui est inscrit dans
les faits (aux États-Unis et en U.R.S.S., le
pourcentage des jeunes ayant accès aux
universités est déjà respectivement de 45
p. 100 et 25 p. 100 des classes d’âge
concernées), est l’équivalent, dans le
domaine de la reproduction de la force de
travail, de cette exigence inhérente au
progrès technique. Mais une entreprise
dans laquelle il n’y aurait plus que des
ingénieurs et des savants est évidemment
incompatible avec une structure patronale,
hiérarchique, qui correspond à la survie
de la propriété privée.

L’"autorité" qui éclate en colloques et
débats entre universitaires individuellement
indispensables au fonctionnement
de la production, voilà ce qui est inconcevable
pour une autorité capitaliste ou
bureaucratique quelconque.

On remarquera que les quatre "limites
absolues" du mode de production capitaliste
– la saturation des besoins rationnels ;
l’abondance, qui fait tendre les coûts de
production vers zéro et sape la notion
même de salariat ; l’automation, qui
élimine le travail manuel de la production
et de la consommation ; la suppression
des différences entre travail manuel et
travail intellectuel, qui condamne le
maintien de la structure hiérarchique de
l’entreprise - ne sont que la projection,
dans un avenir peu éloigné, de tendances
qui se manifestent déjà partiellement, du
<moins dans les pays capitalistes les plus
développés. Il n’y a rien d’utopique dans
cette projection : il ne s’agit que d’une
généralisation de tendances qui se vérifient
déjà.

Sur le plan purement économique, les
expressions concomitantes de ces
tendances sont : la pléthore de plus en
plus prononcée de capitaux ; l’inflation
des coûts de production qui constituent
une fraction de plus en plus réduite des
prix de vente aux "derniers consommateurs"
 ; la capacité de production
excédentaire sans cesse croissante ; l’obligation
de détourner une fraction croissante
de la population active et des ressources
matérielles vers des emplois de plus en
plus irrationnels ; l’impossibilité croissante
de déterminer la distribution nationale des
"facteurs de production" en fonction des
impératifs de profit des grands capitalistes
(sans même parler de leur distribution
internationale, tragiquement inadéquate).
Cela signifie que les mécanismes qui
assurent le fonctionnement automatique
du système sont de plus en plus enrayés,
que ce fonctionnement exige de plus en
plus d’interventions et de manipulations
extra-économiques. La question se pose
alors de façon évidente peut-on continuer
à faire marcher l’économie de deux tiers du
genre humain en fonction du seul profit
des fameuses trois cents compagnies
multinationales qui domineront le monde
capitaliste d’ici à une vingtaine d’années,
alors même que ces compagnies ne
peuvent plus, à elles seules, assurer le
fonctionnement de l’économie et sont
obligées de "socialiser" des fractions sans
cesse croissantes de leurs activités et de
leurs coûts ? Si l’économie ne peut plus
survivre que sous la direction consciente
de la société, ne doit-elle pas fonctionner
dans l’intérêt de la collectivité, sous la
gestion démocratique de cette collectivité,
plutôt que de fonctionner aux frais de la
collectivité sous la conduite de quelques
centaines de magnats de la finance et de
technocrates ?

Nous ne voulons nullement conclure que le
capitalisme subsistera jusqu’à ce que
toutes les implications ultimes de son
irrationalité contemporaine se soient
réalisées dans le détail et jusqu’à leur
absurdité finale. Nous voulons simplement
suggérer les obstacles qui interdisent la
survie du système, obstacles engendrés
par ses propres tendances. Le reste est
l’affaire de l’intervention consciente des
forces sociales c’est-à-dire affaire de praxis
révolutionnaire, politique et sociale et d’un
effort délibéré pour renverser le régime à
l’occasion d’une de ses multiples crises
politiques, économiques, culturelles, militaires,
internationales, pour lui substituer
une société socialiste fondée sur la
démocratie et sur l’autogestion collective
et planifiée des travailleurs

Conclusion de l’article Capitalisme publié
dans ENCYCLOPEDIA UNIVERSALIS, première
édition, 1981.