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Parlement européen : les chantiers du Green Deal et les contraintes des traités

samedi 23 mai 2009, par Alain Lipietz

La première crise socio-écologique du capitalisme amène certains acteurs institutionnels
à promouvoir un "Green New Deal" qui nécessite une action supranationale. A
travers trois exemples de "récupération verte et solidaire" – limitation du temps de
travail, paquet "énergie-climat", lutte contre le trafic des bois –, Alain Lipietz, au terme
de deux mandats au Parlement européen, s’attache à démontrer en quel sens des
contenus politiques, même minimaux, se heurtent aux blocages imposés par les traités
actuels. L’adoption du Traité de Lisbonne, par un élargissement de la co-décision à la
majorité et la reconnaissance du droit d’initiative populaire, permettrait, selon l’auteur,
de réaliser une jonction entre travail législatif et émergence d’une opinion publique
européenne. Nous prenons ici la mesure tant du chemin qui reste à parcourir pour mettre
en œuvre une transformation écologique alternative au "capitalisme vert" que du rôle
fondamental, pour y parvenir, des mobilisations de la société civile.

La cause semble entendue : face à la
première crise mondiale à la fois sociale
et écologique du capitalisme, le monde a
besoin d’une issue redistributrice (des
riches vers les pauvres) autant qu’écologiste.
Le Programme des Nations-Unies
pour l’Environnement parle de "Green
New Deal", et même le communiqué final
du G-20 de mars 2009 prône une "green
and inclusive recovery", une récupération
verte et solidaire. Il s’agit de combiner
une relance rooseveltienne par la redistribution
des revenus, et une réorientation
du modèle de production-consommation
vers les activités respectueuses de l’environnement,
en particulier pour sauver la
planète de la dérive climatique et de
l’érosion de la biodiversité.

Le bon sens indique alors que, la crise
étant globale, ces politiques anti-crise
impliquent une action coordonnée,
supranationale. Or, une instance capable
de politique publique n’existe pas à
l’échelle globale, tout au plus à l’échelle
continentale : les États-Unis, l’Inde, la
Chine. Ni le Brésil, ni même l’Allemagne
n’ont les moyens d’agir face à cette criseci.
Idéalement, l’Union européenne a les
moyens d’agir, ou plutôt les aurait eu si,
dans les premières années 2000, elle
avait su opter clairement pour une constitution
politique de type fédéral, avec
décisions à la majorité dans un système
bicaméral : une chambre représentant
les citoyens, l’autre les États, comme aux
États-Unis d’Amérique ou en Suisse. Ce ne fut pas le cas : politiquement, on en
est resté à la "non-Europe" des traités de
Maastricht et de Nice. Le tout premier
chantier du Parlement et de la
Commission européenne issus des
élections de 2009 sera de se doter des
moyens institutionnels d’agir, c’est-à-dire
de développer les politiques sociales et
environnementales exigées par la crise.

D’autres articles d’EcoRev’ détaillent ces
politiques. Je souhaiterais ici me limiter à
trois exemples, pour montrer comment
des contenus politiques, pourtant
minimaux, se heurtent aux blocages
imposés par les traités actuels, qui
subordonnent la politique européenne,
dans la plupart des cas, à l’unanimité des
27 gouvernements réunis en Conseil des
ministres. Cette unanimité requise pèse,
par des phénomènes de chantage (cross
retaliation), même dans les cas (minoritaires)
de codécision à la majorité. Il
s’agit de trois chantiers, laissés pendants
par la législature qui s’achève, choisis
pour leur caractère décisif en vue d’une
"récupération verte et solidaire", mais
aussi pour le fait qu’ils sont d’ores et déjà
soumis à la règle de la codécision
Parlement-Conseil et de la majorité
qualifiée : la limitation du temps de
travail, le "paquet énergie-climat" et la
lutte contre le trafic du bois.

La limitation du temps de travail

La réduction du temps de travail est
certainement la mesure sociale en même
temps la plus redistributrice et la plus
respectueuse de l’environnement : elle
revient à déplacer le partage de la valeur
ajoutée au profit des salariés, sans
accroître en proportion la consommation
de biens matériels, elle offre du "temps
pour vivre" tout en créant des emplois.
Or, si la législation sociale échappe
largement à la codécision et à la majorité,
les limites au temps de travail bénéficient
de ce "privilège", parce qu’elles relèvent
de la "protection de la santé au travail."

Depuis longtemps une directive Temps de
travail fixe donc la durée maximale du
travail hebdomadaire dans l’Union à 48h
(avec une journée de repos par semaine,
et pas plus de 11 heures de travail
d’affilée). Vu de la France des 35 heures,
cela paraissait peu contraignant. Ce n’est
plus le cas, et c’est une limite très réelle
pour les entreprises qui s’implantent
dans les pays de l’Est européen. Mais la
Grande-Bretagne avait obtenu un opt-out,
c’est-à-dire la possibilité pour une
entreprise de "proposer" à un salarié de
renoncer à ses droits européens. La
Commission européenne proposa une
révision de la directive, limitant cet opt-out
britannique à 65 heures. La position
des syndicats et le premier vote du
Parlement (rapport Cercas), en mai 2005,
fut au contraire de supprimer purement
et simplement l’opt-out britannique, en
refusant l’annualisation, et en précisant
que le temps d’astreinte était inclus dans
le temps de travail.

Après ce vote du Parlement en première
lecture, le Conseil européen traîne les
pieds, puis ré-adopte la position de la
Commission (65 heures remplaçant l’opt-out
indéfini), sous la pression de la
Grande-Bretagne et ses deux ex-colonies,
Chypre et Malte, comme aussi... de
l’Allemagne, en échange du soutien
britannique sur un autre vote (le respect
de la cogestion dans les fusions d’entreprises
transfrontalières) ! On arrive enfin
en décembre 2008 à la deuxième lecture
du rapport Cercas au Parlement, et le
Conseil espère bien qu’aucune majorité
absolue ne viendra renverser sa position.
En effet, en deuxième lecture, le
Parlement doit s’exprimer à la majorité
qualifiée, c’est-à-dire plus de la moitié de
ses membres, qu’ils soient présents ou
pas, ce qui est assez difficile à obtenir.
Pourtant, Alejandro Cercas et la commission
Emploi du Parlement proposent d’en
revenir au résultat de la première lecture
du Parlement.

Pour appuyer cette proposition, une
grosse manifestation européenne,
comme lors du débat sur la directive
Bolkestein, défile dans les rues de
Strasbourg. Stupéfaction : le Parlement revote tous les points sensibles du
rapport Cercas, avec une centaine de voix
au-delà de la majorité qualifiée !

Alejandro Cercas, pour obtenir cet improbable
succès, avait fait un énorme travail
entre les deux scrutins, avec l’aide des
syndicats. Par le biais des anciens de
Solidarnosc, dispersés jusque dans les
partis d’extrême-droite, il a pu influer par
exemple une grande partie du vote
polonais. Mais, au-delà, ce vote exprime
la première prise de position inspirée par
la classe ouvrière au sein de la crise
actuelle.

Tout va maintenant dépendre du Conseil.
Si la majorité du Conseil ne se rallie pas à
la position du Parlement, la révision de la
directive tombe… et on en revient à la
directive actuelle, c’est-à-dire que les
Britanniques gardent leur /opt-out/. On
mesure ici une première limite de la
"codécision au sens de Nice" : dans ce
type de jeu, les gouvernements nationaux
gardent le dernier mot.

Le paquet "énergie - climat"

La lutte contre le changement climatique
est un peu la "carte de visite" de l’Union
européenne à l’échelle internationale, et
le tardif ralliement des États-Unis
d’Obama ne remet pas en cause cette
avance historique du Vieux Continent.
Malheureusement, à l’échelle du temps
écologique, cette avance n’est qu’un
moindre retard. Toute "récupération
verte" n’impliquant pas au moins une
réduction de 25 à 40% des émissions de
gaz à effet de serre d’ici 2020 dans les
pays développés impliquera, selon les
experts du GIEC, un réchauffement planétaire
de plus de 3°C. Tel est l’enjeu de la
conférence post-Kyoto prévue pour
décembre 2009 à Copenhague. Et pour
présenter son meilleur visage à la conférence
préparatoire de Poznan, en
décembre 2008, les fonctionnaires de la
Commission européenne proposent
6 directives centrées sur l’objectif "-30%
d’ici 2020", qui permettrait de limiter le
réchauffement autour de + 2°C.

Normalement, le Parlement devait
amender et voter ces directives en
première lecture, puis le Conseil des
ministres de l’environnement donner sa
position à la majorité. Mais au Conseil
européen des chefs d’État et de gouvernement,
présidé par Sarkozy en
novembre 2008 en parallèle à la conférence
sur le climat à Poznan, la décision
est prise d’aller vite, et à l’unanimité :
donc en acceptant les vétos des pays les
plus réticents. La Pologne veut préserver
son industrie minière, l’Allemagne son
industrie automobile... Le résultat n’est
pas exemplaire du tout, très loin du
"scénario +2°C" du GIEC. L’unanimité
péniblement obtenue par Sarkozy (alors
que la majorité suffisait) envoie plutôt la
planète vers +3, +4 degrés.

Pourtant, les quatre principaux groupes
politiques du Parlement (PPE, PSE, ALDE
et UEN), soit en France : l’UMP, le PS
et le Modem décident d’adopter, en bloc,
tout simplement, la position du Conseil.
Dès lors, les carottes sont cuites, le
compromis du Conseil définitif.

Deux directives sont assez bonnes : celle
sur la "qualité des carburants" et celle
sur les "énergies renouvelables". Trois
sont vraiment mauvaises : sur les
"normes de consommation des automobiles
neuves" (où les industriels ont fait
jouer la peur du chômage), et sur les
expériences de "stockage géologique"
du carbone (technique coûteuse et incertaine).
La plus mauvaise est la plus
décisive : celle sur le "partage du
fardeau", qui non seulement entérine le
fait que l’Europe ne vise plus qu’une
baisse de 20% de ses émissions de gaz à
effet de serre d’ici 2020, mais encore
qu’elle pourra y parvenir largement en
finançant des "économies de pollution"
dans le tiers-monde, c’est-à-dire en
payant les pays pauvres pour faire
les efforts à notre place ! On appelle
cela "Mécanismes de Développement
Propre". Les Verts votent pour les deux
premières et contre les trois autres.

La dernière directive porte sur les
"quotas d’émission" de gaz à effet de serre assignés aux grosses industries. On
espérait que 100% des quotas seraient
vendus aux enchères par les États. Le
compromis Sarkozy permet d’en distribuer
gratuitement à une grande partie de
l’industrie, au nom de la "compétitivité".
Argument faux : dans le cas de l’aviation,
l’Union, sous l’impulsion du Parlement, a
déjà décidé de mettre ses compagnies en
situation de concurrence non-faussée, en
obligeant les compagnies des pays tiers à
acheter aussi leur quotas quand leurs
avions se posent en Europe. Mesure
"protectionniste" qu’on aurait pu étendre
aux autres industries. Néanmoins, les
Verts acceptent de voter cette directive
pour soutenir le principe des quotas,
"planification en quantités" la plus rigoureuse
pour la réduction de l’effet de
serre.

Certes, les dés roulent encore. D’ici
Copenhague, bien des choses peuvent
changer, au Parlement comme en
Allemagne… Le chantier reste ouvert et
sera celui des élus de juin 2009. Mais
nous avons ici une seconde leçon :
même quand les règles constitutionnelles
permettent au Parlement d’opter
pour le Green Deal, il ne faut pas compter
sur les "partis de gouvernement" traditionnels,
de gauche comme de droite,
pour en prendre fermement la direction !

La lutte contre le trafic des bois

La défense de la biodiversité (ce système
immunitaire de la planète) passe par la
défense de deux types d’écosystèmes
sauvages : les zones humides et les
grandes forêts. Or, ces dernières sont
terriblement menacées par de multiples
processus économiques, au premier rang
desquels l’exportation de bois, en particulier
exotiques. C’est pourquoi la
défense de la biodiversité passe par le
respect des lois existantes dans le tiers monde
pour protéger ses forêts. Lois que
défient les contrebandiers.

Depuis 2003, l’Union s’en tient au volontariat
du programme FLEGT (Forest Law
Enforcement, Governance and Trade,
"Mise en œuvre des lois sur les forêts
dans le commerce"). Il s’agit en effet de
propositions d’accords volontaires, de la
part de l’Union, avec les pays exportateurs
de bois et les entreprises, pour
qu’au moins soit respectée la légalité en
matière d’exploitation forestière. La
légalité, et pas forcément la "durabilité"
 : il ne s’agit pas d’imposer aux pays
exportateurs une législation conforme à
une exploitation soutenable de leurs
forêts ! Mais il ne s’agissait pas non plus,
de la part de l’Europe, de rendre obligatoire
le respect de cette légalité. Quand
les douaniers savent qu’arrive dans un
port un container de T-shirts marqués du
faux petit crocodile d’une marque
célèbre, ils ont le droit de les saisir ;
quand ils apprennent l’arrivée d’un
bateau entier chargé de billes de bois
coupées illégalement dans un parc
naturel de République Démocratique du
Congo, ils n’ont pas le droit de le saisir !

L’Union est plus encline à protéger ses
marques que la biodiversité planétaire...
Pendant des années, en tant que président
de l’intergroupe Commerce et développement
soutenable, je me suis battu pour
"durcir" le projet FLEGT. Le Parlement a
fini par user de son droit d’initiative législative
en demandant à la Commission de
faire une proposition de directive. Car,
contrairement à ce que de vains critiques
pensent, le Parlement a bel et bien, depuis
le traité d’Amsterdam (précisé par l’Accord
interinstitutionnel "Mieux légiférer"), un
pouvoir d’initiative législative, mais ce
pouvoir doit passer par le canal de la
Commission européenne.

La Commission rend sa copie en 2008. Au
lieu de donner aux douaniers européens
le droit de saisir les bois illégaux, elle se
contente de demander aux entreprises
qui importent du bois en Europe d’avoir
"raisonnablement enquêté" sur la
légalité de ce bois ! La rapporteuse
(verte) Caroline Lucas réussit à faire voter
en commission Environnement un durcissement
considérable du projet de
directive, qui va jusqu’au droit de saisie
des bois illégaux, et étend la responsabilité,
non seulement aux importateurs,
mais aux entreprises qui leur achètent du
bois (elle introduit le délit de recel de
contrebande de bois illégaux).

On voit comment fonctionne le droit d’initiative
législative du Parlement : certes,
c’est la Commission qui introduit un projet
de texte à la demande du Parlement, mais
le Parlement peut largement l’amender
quand la Commission n’a pas fait ce qui
était demandé.

En avril 2009, le Parlement adopte sans
coup férir le rapport Lucas. Pour la
première fois, le Conseil des ministres de
l’environnement va donc devoir se
prononcer sur un texte inspiré et (après
amendements) rédigé par le Parlement.
La seconde lecture reviendra alors au
Parlement élu en 2009…

Conclusion

On a pu mesurer que la puissance
politique du Parlement ne dépend pas
seulement de la lettre des traités, mais
des mobilisations de la société civile
(autre exemple : l’inflexion de sa
position sur les agro-carburants) et des
jeux de pression entre lui et les gouvernements,
impliquant parfois les aspects
nationaux. Le rapport des forces serait
cependant considérablement modifié si
en général les décisions européennes
étaient adoptées à la majorité.

Les chantiers en cours ne manquent pas :
la loi sur les services publics, la réforme
de la Politique agricole commune, la
coordination entre la Banque centrale et
la Banque européenne d’investissements
pour financer le "Green Deal"… Tout cela
passerait en codécision et à la majorité si
Lisbonne était adopté. Surtout, avec le
droit d’initiative populaire, sur un million
de signatures, la jonction se ferait enfin
entre l’émergence d’une opinion publique
européenne et le travail législatif. Les
États-Unis ne sont-ils pas eux-mêmes
devenus une vraie fédération à l’occasion
de la crise des années trente ?


Alain Lipietz vient d’écrire un livre, Face à la
crise, l’urgence écologiste
, à paraître chez Textuel.
Pour approfondir les propos de l’auteur, nous vous
conseillons de feuilleter son blog très riche,
http://lipietz.net/