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Bidoche. L’industrie de la viande menace le monde

Fabrice Nicolino, Les Liens qui libèrent, 2009

2010, par Luc Semal

"Comme cela ne peut pas durer, cela ne durera pas. No way, comme on dit aux Amériques. Pas moyen. Impossible. Disons que l’on approche à coup certain du point de rupture" (p.221). De gré ou de force, le régime alimentaire hyper-carné de l’Occident changera drastiquement, parce qu’il se heurte à trop de limites. Mais d’ici-là, les dégâts continuent, et même s’accélèrent… Pour combien de temps encore ?
Autant le dire tout de suite : il n’y a pas de scoop dans cet essai. Simplement des faits que nous savons à moitié mais que nous préférons souvent occulter… René Dumont, déjà, vitupérait l’impasse qu’était la surconsommation de viande en Occident. Mais il manquait peut-être un livre conséquent qui soit précisément consacré à cette question. C’est là qu’arrive Fabrice Nicolino qui, à partir du simple fil de notre boulimie de viande, parvient à débobiner toute l’immonde pelote de l’effondrement écologique global. Un procédé qu’il avait déjà employé au sujet des agrocarburants dans son livre précédent, La Faim, la bagnole, le blé et nous. Une dénonciation des biocarburants (Fayard, 2007).

Qu’y a-t-il donc de si apocalyptique derrière la tranche de jambon industriel ? D’abord il y a le grand dérèglement climatique : selon un rapport de la FAO de 2006, "l’élevage émet davantage de gaz à effet de serre que tous les transports planétaires" (p.186). Ensuite il y a des déforestations massives, notamment en Amazonie, pour produire le bétail et les cultures qui le nourrissent : "80 % du déboisement de l’Amazonie serait provoqué par l’augmentation du nombre de bovins" (p.192). Ces cultures sont en écrasante majorité du soja OGM, dont l’industrie mondiale de la viande est devenue totalement dépendante : notez au passage que la supposée autonomie alimentaire de la France est totalement illusoire, puisqu’elle ne produit que 2 à 3 % du soja que consomme son élevage (p.108). Cette déforestation a évidemment des conséquences désastreuses sur la biodiversité et sur les peuples autochtones. À propos de biodiversité encore : l’industrie de la viande s’est accompagnée de la disparition de la majorité des variétés locales de vaches, cochons, poules… (p.57). L’élevage concentrationnaire de variétés peu diversifiées est évidemment un contexte explosif pour l’apparition de maladies nouvelles – telle cette fameuse grippe A, apparue dans des élevages intensifs de poulets et de porcs au Mexique (p.160). Les souches de virus incriminées sont particulièrement résistantes aux antibiotiques, puisque les animaux d’élevage en sont gavés, non seulement parce que c’est la seule solution pour les faire survivre en situation concentrationnaire, mais aussi parce que la consommation d’antibiotiques accélère la croissance des animaux et permet un plus grand profit ! Ajoutez à cela que la crise financière s’accompagne logiquement d’une nette "décroissance des budgets publics dans les domaines de la santé animale, à commencer par les ressources affectées à la surveillance et à la détection précoce des maladies d’animaux d’élevage" (p.158), et vous aurez une bonne idée des perspectives d’épidémies à venir. Notez au passage que les mêmes entreprises pharmaceutiques, qui vendent les antibiotiques aux éleveurs et favorisent ainsi l’apparition des nouveaux virus, sont aussi celles qui vendent ensuite les remèdes et les vaccins aux épidémies ainsi créées…

Encore ? Encore ! Derrière la tranche de jambon industriel, il y a aussi l’épuisement des fonds marins, puisque cette année "34 millions de tonnes de poissons pêchés en mer ont servi à nourrir des bêtes. Soit plus de 36 % des prises" (p.240). Il y a "un grand débouché sur la famine", puisque "la FAO estime qu’il faut de 4 à 11 calories végétales pour obtenir une calorie de viande" (p.223) : un vrai gouffre énergétique et alimentaire, alors que "plus d’un milliard d’affamés chroniques survivent dans un monde qui préfère gaver à folle allure ses porcs, poulets et bovins" (p.240). Il y a le néocolonialisme et l’appropriation par l’Occident de terres étrangères : "l’écologiste indienne Vandana Shiva estime que l’Europe utilise en fait sept fois sa surface agricole pour maintenir en place son système d’élevage intensif" (p.225). Il y a l’exploitation des travailleurs des abattoirs, qui usent leur santé pour un bien bas salaire, et parmi lesquels "92,6 % des personnes interrogées disent être victimes d’au moins une des maladies que recouvrent les troubles musculo-squelettiques (TMS)" (p.347). Il y a un désastre sanitaire en plein essor, puisqu’une forte consommation de viande accroît les risques d’obésité, d’infarctus, de maladies cardio-vasculaires, de diabète, de cancer… Il y a les pratiques des lobbies de la viande industrielle, qui dépensent des sommes considérables pour accroître encore la consommation de viande, ainsi que pour disqualifier les défenseurs du bien-être animal et les partisans du végétarisme. Il y a la chosification extrême des animaux, qui sont réduits au seul rang de ressources destinées à assouvir les "besoins" humains. Il y a la tentation de la fuite en avant par la production massive de viande clonée ou de tissus animaux produits sans animal autour, par exemple sous forme de cochons sans yeux ni cerveaux… De grâce, n’en jetez plus !

"De quelque côté qu’on prenne le sujet, on bute sur un mur. Seule l’illusion tenace d’un monde sans limites physiques a pu permettre ce déchaînement planétaire. Le réveil en cours, bien trop lent, nous menace tous d’un tsunami écologique au regard duquel la crise économique paraîtra une sucrerie. Et en attendant, il nous condamne à l’infamie d’une ’civilisation’ préférant la viande concentrationnaire à la coopération entre humains" (pp.226-227). "Un système destiné à mieux nourrir le monde s’est emballé, échappant à tout contrôle social et moral. Il risque désormais d’entraîner les sociétés humaines dans un véritable gouffre" (p.377). Faut-il alors un végétarisme strict ? Pas nécessairement, selon Nicolino, même s’il est vrai que la question se pose. Un élevage bio et soucieux du bien-être animal est sans doute possible, mais il doit nécessairement s’accompagner d’une réduction drastique de nos consommations de viande.

Au niveau individuel, pour des personnes chez qui le régime alimentaire hyper-carné est devenu une seconde nature, cette réduction drastique semble être une décision aussi difficile à prendre et à respecter que celle d’arrêter de fumer… À quand un numéro vert pour conseiller et soutenir ceux qui font cette décision ? À quand des patchs ou des chewing-gums aromatisés au gigot à l’ail pour aider au sevrage progressif ?

Au niveau collectif, plus sérieusement, il existe des mesures intéressantes telles que les journées végétariennes dans les cantines – mais intéressantes à condition d’être rapidement généralisées. Fabrice Nicolino, quant à lui, évoque une proposition originale lancée en décembre 2008 par l’Alliance végétarienne : "un ’protocole de Paris’ [sur le modèle du protocole de Kyoto] qui fixerait des objectifs pour un changement alimentaire au niveau mondial. Ce changement alimentaire devrait être un engagement à la réduction de la consommation de viande et de produits carnés pour les pays fortement consommateurs. Des niveaux de consommation en diminution progressive devraient être fixés, avec des dates butoirs pour les atteindre, jusqu’à une valeur seuil ’tolérable’ à ne pas dépasser" (p.239). Une proposition de plus dans le désert, diront certains, mais qui a l’incontestable mérite de nous amener à réfléchir à des solutions inédites pour définir et institutionnaliser les limites de notre consommation mondiale.