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Le genre, une dimension ambiguë des politiques de développement
mardi 14 octobre 2008, par
La condition féminine est devenue un domaine d’intervention majeur des politiques de développement, prenant en compte notamment l’influence vertueuse des femmes dans l’économie des pays pauvres. Bruno Boidin est économiste, maître de conférences à l’université de Lille 1 et chercheur au CLERSE. Il brosse ici un tableau critique de cette nouvelle tendance et de ses premiers résultats.
La question des inégalités hommes-femmes est apparue dans les débats sur le développement au cours des années 1970, sous l’impulsion de l’ONU et des organisations militantes. De l’idée "d’intégrer les femmes au développement" à celle de considérer la place du genre dans le développement (c’est-à-dire d’examiner "l’ensemble des conséquences économiques, sociales et culturelles de la division sexuelle de la reproduction et de la production" (Bessis, 2001, p. 1), de nombreux travaux ont été consacrés à cet enjeu. La situation concrète de femmes demeure cependant peu enviable si l’on regarde les indicateurs habituels de développement économique, social et humain, en particulier en Afrique subsaharienne. Le taux de pauvreté des femmes est élevé, leur niveau de scolarisation relativement faible, leur exposition aux risques de santé s’est accrue dans certaines régions avec en particulier l’épidémie du HIV-sida. L’accès aux activités économiques se heurte à une division sexuelle du travail défavorable. Cet article constate les difficultés d’amélioration de la situation des femmes dans les pays pauvres et esquisse quelques pistes critiques (1).
Femmes et développement : une relation devenue officiellement prioritaire
La condition féminine est devenue un domaine d’intervention majeur des politiques de développement. Les Nations Unies ont joué un rôle important dans cette tendance. L’ONU a organisé à Mexico la première Conférence internationale sur les femmes (1975), suivie par celles de Copenhague (1980), Nairobi (1985), Pékin (1995). Une session spéciale de l’Assemblée Générale des Nations Unies tenue en juin 2000 sous le nom "Pékin+5" a fait le bilan des avancées et du chemin à parcourir (2).
Dans ce contexte favorable, de nombreuses ONG de solidarité internationale conduisent aujourd’hui des projets intégrant les droits des femmes, ou directement ciblés sur celles-ci. Deux exemples illustreront cette tendance. En Inde, les self help groups regroupent des femmes cherchant à acquérir leur indépendance économique et sociale. Le principe de ces groupes est de profiter d’une logique coopérative entre les femmes, tant dans les activités génératrices de revenus que l’éducation à la santé, l’alphabétisation, etc. Ces groupes sont soutenus par des ONG ou le gouvernement local. Le principe central de telles démarches est la recherche de synergies : les interactions créées entre les participantes renforceraient le processus vertueux de développement économique et humain. Un autre exemple, probablement le plus connu depuis que son initiateur Muhammad Yunus s’est vu décerner le prix Nobel de la Paix en 2006, est celui du micro crédit. Cette forme de prêt aux pauvres, sans exigence de garanties matérielles ou financières, fut très vite orientée vers les femmes, qui constituent aujourd’hui 90% de sa clientèle. Ce choix s’est fait à l’encontre des pratiques habituelles des banques, qui privilégient dans les pays pauvres une clientèle masculine, ignorant selon M. Yunus que les femmes pensent à long terme, sont économes et que ces qualités les rendent plus fiables que les hommes (Le Monde 2, n°219, avril 2008, page 28).
Au total, le développement d’un mouvement associatif favorable à la réduction des inégalités hommes-femmes dans les pays pauvres a probablement été renforcé par la préoccupation de l’ONU pour ces questions.
Une réalité toujours inégalitaire
Malgré les engagements internationaux, la situation des femmes dans les pays pauvres et en développement demeure largement défavorable, comme le montrent tant les indicateurs composites (par exemple l’indice sexo-spécifique de développement humain du PNUD) que les études sectorielles. Il existe à cet égard un écart important entre, d’une part, des engagements publics de réduction des discriminations, d’autre part, les situations observées. En Afrique, Ordioni (2005) souligne que la presque totalité des constitutions affirme l’illégalité des discriminations liées au sexe, et que la majeure partie des pays a ratifié la Convention pour l’élimination de toutes les formes de discrimination (CEDEF, 1979). La majorité des pays reconnaît aux femmes le droit de consentement au mariage. Pourtant un regain des mariages forcés a été constaté, en lien avec la crise économique des années 1980-1990 (UNICEF, 2001, cité par Ordioni). Les mutilations génitales seraient un risque pour deux millions de filles chaque année (UNICEF, 2003, cité par Ordioni). Le droit à la terre est essentiellement un droit masculin, les femmes n’en ayant que l’usufruit. Plus généralement, le bilan tiré en juin 2000 à l’occasion de l’Assemblée générale "Pékin+5" conclut que les inégalités entre les sexes se sont creusées dans les années 1990. La crise économique, les plans d’ajustement structurel mettant l’accent sur les activités marchandes officiellement productives, l’isolement ou le rejet des femmes touchées par le VIH-sida, le renforcement des droits fonciers formels (souvent détenus par les hommes) au détriment des droits d’usage (généralement en possession des femmes), sont autant de facteurs d’aggravation des inégalités entre hommes et femmes.
Au-delà de ces constats, cette réalité appelle à interroger les fondements des politiques dites de genre. Pourquoi l’ensemble des initiatives prises dans le cadre de l’ONU, relayées par les acteurs de la société civile, n’ont-elles pas atteint leurs objectifs ? Trois pistes critiques peuvent être avancées.
Une approche occidentalo-centrée des droits humains ?
La question des droits humains est ancienne et a connu un intérêt croissant au sein des acteurs internationaux. Depuis les années 1990 les droits humains sont considérés par de nombreuses organisations internationales et ONG comme un principe incontournable des politiques de développement. Cependant, un obstacle majeur à leur mise en œuvre est celui de l’appropriation du concept de droit par les acteurs locaux, publics et privés. On constate que les déclarations et textes internationaux se superposent de façon artificielle à des droits coutumiers et à des pratiques traditionnelles. Comme le souligne Ordioni (2005, p. 103), "la plupart des conventions internationales ne sont que le produit des points de vue occidentaux relatifs aux droits de la personne. Les pays en développement ont été obligés de les ratifier et de mettre leurs lois en conformité, sous la pression internationale". S’ensuit la coexistence de normes plus ou moins contradictoires, plus ou moins opérationnelles, parfois incantatoires. Le problème traditionnel de l’action dans les pays pauvres se repose de façon cruciale : peut-on décréter les formes de liberté individuelle et de conditions de vie à la place des populations ? Comment concilier des principes universels et des coutumes sans tomber dans la dérive relativiste qui consisterait à admettre les inégalités, ou pire, la violation des droits élémentaires ?
Certes, l’évolution des concepts mobilisés dans ce domaine a permis de progresser vers une approche plus riche et plus complexe de la condition des femmes. En particulier, d’une perspective réductrice en termes d’intégration des femmes dans le développement, prônée dans les années 1970-1980, on est passé à une problématique autour du "genre", ouvrant la voie à une conception plus souple des inégalités hommes-femmes, mettant dans leur contexte les femmes, les envisageant comme des acteurs structurants plutôt que comme des objets sur lesquels il faudrait agir. Cependant la notion de genre n’est pas exempte de limites, comme nous le verrons un peu plus loin.
L’instrumentalisation économique du "genre"
Une autre piste critique concerne le risque de réduire les questions d’inégalités à leur seule dimension économique. Il est vrai que le mouvement de libéralisation économique initié dans les années 1980, conjointement aux plans d’ajustement structurel des institutions de Bretton Woods, est considéré comme particulièrement dévastateur pour l’accès des femmes aux droits économiques et sociaux (Bessis, 2001, p.6). La priorité donnée aux cultures d’exportation plutôt qu’aux cultures vivrières fait partie de ce mouvement et a contribué à désavantager les femmes, souvent associées aux productions vivrières concurrencées par les cultures de rente durant cette période. Ces tendances ont engendré des effets pervers dans plusieurs dimensions du développement : sur le plan environnemental, on connaît les conséquences désastreuses d’un appauvrissement de la terre lié à la prédominance croissante des cultures intensives. En termes sociaux, les femmes ont été, dans de nombreux pays, dépossédées de leur droit d’usage de la terre. D’un point de vue économique enfin, la crise alimentaire mondiale de 2008 ne fait que traduire des choix politiques qui ont précisément rendu dépendants les pays ayant négligé leurs productions vivrières et locales. Vue sous cet angle, la situation des femmes durant les années 1980-1990 s’est dégradée en même temps que leur rôle potentiel dans l’autonomie alimentaire.
Le changement de stratégie de la Banque mondiale vis-à-vis des femmes à partir de la fin des années 1980 accompagne une tentative plus générale de compenser les effets pervers des plans d’ajustement structurels. Les compensations envisagées portent alors sur des "groupes cibles" auxquels il faudrait assurer un filet minimum de services sociaux. Les femmes sont désignées comme faisant partie de ces groupes cibles. On pourrait se satisfaire de cette approche si elle n’était intégrée dans un maintien de l’ajustement structurel comme objectif principal. Dans ce contexte, les actions pour les femmes visent moins à assurer des droits qu’à utiliser celles-ci comme des leviers de développement, au regard de leur dynamisme et de leurs stratégies astucieuses de lutte contre la pauvreté. La Banque mondiale a renversé l’argumentaire contre les plans d’ajustement structurel en avançant que les inégalités hommes-femmes avaient contribué à l’échec de ces derniers en bloquant les initiatives féminines. En redonnant une place centrale aux femmes, en particulier dans les activités marchandes soutenues par les bailleurs de fonds, on met en œuvre une logique instrumentale du rôle des femmes dans le développement. Bien entendu cela n’enlève en rien l’intérêt de valoriser les activités économiques portées par des femmes, ni les succès de certaines initiatives de la Banque mondiale en la matière. Mais cette approche semble particulièrement réductrice par rapport à la complexité du rôle des femmes dans la société. En outre, une telle conception instrumentale tend à occulter le débat sur l’universalité des droits, plutôt porté par l’ONU sur le plan institutionnel : s’intéresser à des personnes en fonction de leur apport potentiel à la société s’avère être une conception orthogonale à celle des droits humains fondamentaux.
D’une certaine façon, le succès médiatique du micro-crédit, qu’il soit appuyé par des personnalités ou initié de façon moins visible dans les pratiques endogènes héritées des générations précédentes, est lié à cette utilisation fonctionnelle de la question du genre. Les vertus féminines utilisées comme argumentaire par Muhammad Yunus (cf. supra) sont énoncées sous un vernis d’objectivité (on finance les femmes car elles sont fiables et économes), mais cette vision ne revient-elle pas à naturaliser la condition féminine, à sanctuariser des qualités considérées comme innées, en somme à faire reposer les aides apportées sur une conception sexiste ? Ne verse-t-on pas dans la caricature en affirmant des qualités féminines opposées aux qualités masculines ? Le propos du prix Nobel est certes en partie tiré de l’expérience du Bangladesh, mais la généralisation qu’il propose à l’ensemble des continents laisse peu de doute sur la vision naturaliste sous-jacente : "Au début, nous pensions que cet état de fait ne concernait que le Bangladesh. Mais non, on retrouve la même volonté féminine sur tous les continents. Je crois que du fait de sa longue histoire au service des enfants et des hommes, la femme possède une qualité unique, le sacrifice de soi. L’homme ne possède pas un tel sens du sacrifice. On entend rarement dire qu’une femme est allée boire sa paye. Les femmes pensent à long terme, elles économisent." (Le Monde 2, p. 28) Même si l’apport majeur de M. Yunus à la lutte contre la pauvreté ne peut qu’être salué, on est néanmoins loin d’une analyse approfondie et fine des rapports hommes-femmes, de la place des femmes dans leur contexte social et institutionnel, au-delà d’une conception fonctionnelle de ces dernières. Ceci nous amène à la troisième piste critique, relative à la prise en compte des rapports sociaux de genre.
L’approche "genre", une vision lissée des rapports sociaux ?
Plusieurs travaux ont insisté sur les limites des approches de développement en termes de genre. L’une des limites invoquées concerne le confinement des femmes dans un espace symboliquement considéré ou perçu comme féminin. Prenons un exemple. Laurence Boutinot (2000) a montré comment un projet visant l’amélioration de l’approvisionnement laitier au Tchad attribue une place secondaire aux femmes. Celles-ci sont affectées à la production traditionnelle de lait caillé, tandis que les hommes investissent dans la filière du lait frais. La façon dont les pratiques des femmes sont caractérisées dans le projet cantonne celles-ci à des pratiques traditionnelles et/ou à des activités informelles, peu rémunératrices et fragiles. L’auteur compare les objectifs de formation des femmes à la perception courante qui dominait dans le monde ouvrier en France : l’acquisition de leur savoir-faire se fait en dehors des canaux institutionnels, toujours dans la sphère privée. Il y aurait donc une spécificité féminine appelant à des actions spécifiques. Plus généralement, le projet suppose qu’il n’est pas possible d’envisager que les femmes rivalisent avec les hommes avec des moyens équivalents.
Cet exemple pourrait être généralisé à l’Afrique subsaharienne, où le soutien aux activités dites "génératrices de revenus", pour reprendre le terme consacré par les institutions, a vu éclore de nombreux projets réservés aux femmes. Or les activités concernées demeurent limitées à des secteurs déjà presque exclusivement assurés par des femmes (cuisine, traitement des textiles, etc).
Les illustrations précédentes nous conduisent à une piste critique plus fondamentale des approches en termes de genre. Ce concept demeure encore largement fourre-tout et permet à des acteurs aux visions très différentes de se l’approprier ou de s’en revendiquer : Banque mondiale, OCDE et certaines ONG de microfinance dans une vision instrumentale, ONU et associations militantes dans une approche en termes de droits… ceci amène plusieurs auteurs (cf. par exemple Bessis, 2001 p. 6 ; Boutinot, 2000, p. 10) à regretter à juste titre le caractère peu révolutionnaire du concept de genre dans l’usage qu’en font de nombreux acteurs du développement : intégrer à dose homéopathique des programmes dédiés aux femmes dans une approche où les clivages sociaux, les rapports de domination internationaux et locaux, les relations de production, sont largement passés sous silence. Le concept de genre pourrait au contraire permettre une analyse approfondie des clivages socialement, économiquement et politiquement construits.
Bruno Boidin
Notes
(1) Si ma légitimité est faible pour aborder un tel sujet, les travaux de plusieurs spécialistes m’ont été précieux. Je les en remercie et renvoie les lecteurs aux références ci-dessous pour une introduction à ces travaux.
(2) Parmi les "objectifs du millénaire pour le développement" figure également en bonne place celui de promouvoir l’égalité et l’autonomisation des femmes : http://www.un.org/french/millenniumgoals.
Références
Bessis S. (2001), "Genre et développement : théories et mises en œuvre des concepts dans le développement. L’approche genre et les organisations internationales, du discours à l’action", Colloque international "Genre, Population et développement en Afrique", UEPA/UAPS, INED, ENSEA, IFORD, Abidjan, 16-21 juillet 2001.
Boutinot L. (2000), "Le beurre et l’argent du beurre. Intérêt et limites du concept de ’genre’ dans les études préalables aux projets de développement", Genre et développement (bulletin de l’APAD), n°20.
Le Monde 2 (2008), "Le manifeste de Muhammad Yunus", entretien avec Muhammad Yunus, n°219, avril, pp. 24-29.
Ordioni N. (2005), "Pauvreté et inégalités des droits en Afrique : un perspective ’genrée’", Mondes en développement, n°129, pp. 93-106.
UNICEF (2001), Colloque "Le mariage précoce", Florence.
UNICEF (2003), Colloque "Protection de l’enfant. Mutilation génitale féminine".