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Services au domicile et développement durable, un bilan en demi-teinte
mardi 14 octobre 2008, par
Florence Jany-Catrice est économiste, membre du CLERSE à l’université Lille 1. Elle fait ici le bilan du secteur de l’aide à domicile, qui concerne en très grande partie des salariées femmes, au vu des trois piliers du développement durable et de ses critères économiques, sociaux et environnementaux. La recherche d’une véritable égalité hommes/femmes, aussi bien que les exigences écologiques, permettent-ils de considérer avec optimisme l’émergence de ce nouveau secteur d’activité ?
Si on l’analyse sous une perspective historique de moyen terme, le secteur institutionnalisé de l’aide à domicile a connu un glissement sensible d’un service d’hébergement collectif (type maison de retraite), à une organisation structurée de maintien à domicile. Ce maintien à domicile qui combine souvent le recours à des professionnel-le-s et des aidant-e-s familiaux est massivement pris en charge, dans les deux cas, par des femmes.
On s’interroge ici sur la soutenabilité d’une telle organisation en portant un regard croisé sur ses performances économique, sociale et, dans une moindre mesure, environnementale. Ce questionnement sera construit à l’aune des transformations récentes de ce secteur féminin, structuré en grande partie par les politiques publiques. En effet, dans les années récentes, l’Etat a misé sur quelques branches de services, en évoquant des "gisements" importants d’emploi, en guise de débouché quasi naturel de l’emploi féminin, et en vue de la réduction du chômage français, massif et durable. Parmi ces branches d’activité figurent en bonne place les "services à la personne". En excluant d’emblée que ces services puissent exclusivement émerger dans le cadre d’emplois publics territoriaux ou municipaux, ou encore qu’ils continuent d’être pris en charge principalement par le secteur de l’économie sociale qui l’avait massivement porté historiquement, le profil du "monde des services", que l’Etat français a choisi de développer depuis plusieurs années, a connu une mutation drastique, du fait de la rentabilité économique à laquelle cette activité est dorénavant soumise. La transition la plus récente concerne à la fois l’ouverture de ce monde de services aux entreprises privées commerciales, en leur donnant la possibilité d’obtenir les agréments nécessaires à la prise en charge des personnes fragiles, mais aussi l’incitation généralisée au recours à l’emploi direct. Cette double tendance interroge le bilan de développement durable que l’on peut en faire, car les politiques d’emploi ont supplanté les politiques sociales et ces nouvelles conditions permettent peu d’escompter une soutenabilité sociale des emplois créés. L’incitation de tous ordres à multiplier les interventions aux domiciles des particuliers est également incompatible avec des préoccupations environnementales superbement ignorées, comme l’est la caractéristique première de ce métier : un métier mobile.
Les politiques de l’emploi supplantent les politiques sociales
Sur le volet de l’aide sociale, dans des contextes où le/la salarié-e doit s’adapter à des environnements très variés, sur des publics fragilisés, les personnes âgées, souvent dépendantes, où la présence d’un acteur dans le domicile est le gage d’une veille sanitaire importante, peut-on envisager la qualité du service indépendamment de la qualité de l’emploi ? Cette question hante le secteur des services relationnels depuis le début des années 90, lorsque les emplois familiaux ont été envisagés comme des gisements d’emploi. Cela soulève au moins deux questions : l’accès universel à ces services, et la qualité des services prodigués.
L’aide à domicile comme service universel ?
A cet égard, évoquons simplement quelques faits. D’une part, loin de l’universalité de l’accès aux services d’aide à domicile, l’APA (allocation personnalisée à l’autonomie), pour son volet aide à domicile, est versée à 600 000 personnes âgées, et n’est plus soumis (comme le faisait la Prestation spécifique dépendance (PSD) entre 1997 et 2002), à conditions de ressources. D’autre part, la politique de réduction de charges sociales, et de fiscalité attractive pour le recrutement de salarié[e]s, au départ envisagée comme une modalité des politiques sociales et familiales, a délibérément été élargie à des services hétérogènes où se mêlent des activités aucunement comparables ni dans leur finalité, ni dans leur processus de production. Aujourd’hui en effet, ces avantages fiscaux concernent indistinctement tous publics (y compris les biactifs sans enfant par exemple), et pour des activités telles que le ménage, le petit bricolage, jardinage, soutien scolaire, voire la conciergerie d’entreprise…
D’une notion de care où le salarié est envisagé dans son activité comme étant dans "un service auprès de", on entre dans une notion marchandisée et individualisée de bien-être où le salarié est "au service de", plus proche cette fois du monde de la servitude décrite par André Gorz.
L’aide à domicile et la qualité des services
L’équation qui consiste à lier le métier de l’aide à domicile et d’employé[e] de maison (1) et la qualité des services rendus passe en grande partie par des processus de professionnalisation de l’aide à domicile – et plus largement des services auprès des personnes fragiles. Or, dans les modalités de mise en place de cette professionnalisation, celle-ci apparaît peu comme un espace professionnel négocié où le bien-être de la personne bénéficiaire du service et les conditions de travail et d’emploi de celle qui le dispense seraient conçus conjointement et de manière dynamique. La manière dont la professionnalisation de ces femmes est pensée par une grande partie des acteurs et des régulateurs crée au contraire des tensions croissantes entre d’un côté des besoins légitimes de reconnaissance des compétences à mobiliser dans ces métiers aux multiples facettes, et de l’autre des injonctions politiques à la limitation des financements, souvent territoriaux, de cette politique sociale. Ces tensions sont d’autant plus exacerbées que les emplois se multiplient rapidement dans le secteur des services à la personne.
Miettes d’emploi et précarité
Entre 2005 et 2006, on estime que plus de la moitié des créations d’emplois l’ont été dans le secteur des services à la personne, sur une base de travail hebdomadaire extrêmement faible. L’emploi partiel, ou l’emploi en miettes, est donc certainement une des grandes caractéristiques des marchés du travail de ce type de service. Emploi partiel car une part importante des salarié-e-s – à 80% des femmes – qui occupent ces emplois à temps partiel souhaite travailler davantage, malgré une forte propension des femmes à intégrer les contraintes. Elles le souhaitent parce que, dans ces catégories des employés "non qualifiés", les salaires versés sont extrêmement bas. Selon l’enquête emploi, le salaire mensuel moyen des aides à domicile est de 700 Euros (INSEE, 2005). Les femmes représentent d’ailleurs 80% des bas salaires en France. Cette faible durée du travail s’accompagne d’exigences fortes de disponibilité temporelle à laquelle les salariées font face. Les horaires des salarié-e-s à temps très partiel sont souvent ceux qui sont caractérisés par une forte variabilité des horaires, un morcellement, des coupures, des horaires le week-end ou de nuit.
Outre le fait que "l’intensification actuelle du travail se caractérise par l’expansion et surtout l’accumulation des contraintes de temps dans la réalisation du travail", le temps de travail dans ses aspects quantitatif et qualitatif n’est qu’un élément des conditions plus générales de travail et d’emploi. En termes de pénibilité du travail liée à l’environnement, tous les travaux convergent sur la pénibilité physique du travail dans ces métiers des services à la personne : manutention de "charges" lourdes, postures pénibles, problèmes de saleté dans les domiciles privés qui ne sont soumis à aucune réglementation en matière d’hygiène. Les relations de travail sont elles aussi un facteur essentiel dans la structuration ou la déstructuration du sentiment de pénibilité au travail. Dans l’aide à domicile et les emplois de ménage, les collectifs de travail, quand ils existent, sont peu structurants, car 47% des salariés de l’aide à domicile ont plusieurs employeurs, et nombreuses relèvent de plusieurs conventions collectives. Mais c’est l’isolement des salarié-e-s – comme de nombreuses personnes âgées – qui caractérise certainement le mieux l’impensé des relations de travail dans ce secteur, en particulier pour les 80% des salarié-e-s en emploi direct.
Peut-on considérer comme une réussite économique la création de miettes d’emplois où les salaires médians versés sont, dans le seul secteur du particulier employeur, celui qui est le plus dynamique, de l’ordre de 1600 euros annuels ? Peut-on considérer comme soutenable ou durable socialement, une activité qui repose, pour une grande partie d’entre elles, sur des femmes dont les conditions de travail et d’emploi les cantonnent à la dernière place de tous les classements en termes de qualité d’emploi ?
Une insoutenabilité environnementale invisible
L’exigence de présence simultanée de la personne âgée et du personnel soignant est, dans les services relationnels, une caractéristique intrinsèque et quasi-matérielle du processus de production (2).
Pour autant, la mobilité de l’aide à domicile auprès de personnes âgées, ou assistante de vie sociale, n’est pas une réalité spontanée. Elle est le fruit tout à la fois des régulations, mais aussi des représentations collectives de ce qui est bon ou bien pour la personne âgée. Dans ce domaine de l’action publique auprès de ce public particulier, de nouvelles configurations ont progressivement conduit au maintien à domicile d’une grande partie d’entre elles. Ainsi en 2000, 66% des personnes âgées dépendantes (3) vivaient à leur domicile. Dans ce contexte, les salarié-e-s deviennent des ressources adaptables et l’un des éléments de leur adaptabilité est la mobilité, multidimensionnelle, dont ces aides à domicile doivent faire preuve. Parmi celles-ci, les trajets de domicile à domicile constituent un véritable enjeu de cette soutenabilité, y compris en terme environnemental.
En effet, ces activités économiques relationnelles, telles qu’elles ont été socialement organisées, ont occulté, dans leur projet de développement comme dans leurs bilans récurrents, la mobilité contrainte des salariés. D’abord, et surtout, parce que la question de la mobilité (géographique) demeure une caractéristique invisible. Non reconnus dans la convention collective dominante (du particulier-employeur), les trajets sont à la charge, invisible, de chaque salarié, malgré leur coût, pour ces salariés à bas salaire, qui cumulent les différents employeurs.
Ensuite, et de façon concomitante, parce que l’aide à domicile est de moins en moins pensée dans sa globalité, le mythe du productivisme qui l’atteint conduisant à une très forte division des tâches. Ce taylorisme contemporain multiplie des séquences d’interventions au sein du domicile, et réduit le temps d’intervention, atteignant parfois à peine un quart d’heure, ce qui interroge tout à la fois les conditions de travail, la qualité du service et donc, in fine, la politique sociale. Mais cette organisation sociale est aussi le symptôme de l’insouciance environnementale qui règne sur ce type d’organisations tertiaire, trop longtemps envisagées à l’aune de leur immatérialité, et épargnées, pensions-nous, de la question environnementale (Gadrey, 2008). Les stratégies d’optimisation de la mobilité que doivent porter ensemble salariés, employeurs et pouvoirs publics, passent donc par une réflexion autour de ce que peut être une mobilité soutenable pour ces salariées faiblement rémunérées et qui, pour une part substantielle d’entre elles, sont l’unique apporteur de revenus du foyer. Cela passe par une reconnaissance de ce métier féminin en tant que "métier mobile", au même titre que les transporteurs, les ambulanciers, etc. C’est seulement lorsqu’il le sera qu’il pourra être associé plus immédiatement à tous les enjeux de développement durable.
Le "bilan" global, trop rapidement esquissé ici, établit que le secteur de l’aide à domicile, en profonde mutation, devrait tenir compte simultanément des trois piliers de la durabilité : économique, sociale et environnementale, pour que soit envisagé avec plus d’optimisme le développement des services à la personne en France. Exhortés à penser en termes de durabilité, les pouvoirs publics doivent penser ce triptyque simultanément, sous peine de continuer à être des pompiers-pyromanes en incitant au développement d’emplois féminins qui sont souvent en tous points peu soutenables.
Florence Jany-Catrice
Notes
(1) Les deux principaux métiers des services à la personne.
(2) Cela rejoint l’hypothèse récente formulée par Jean Gadrey de l’hypermatérialité des sociétés de services contemporaines.
(3) Parmi les personnes âgées dépendantes des catégories GIR (Groupes iso-ressources) 1 à 4, c’est à dire pouvant prétendre à l’allocation personnalisée d’autonomie (enquête HID de la DREES).
Références bibliographiques
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