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Politique agricole et rurale : le bilan contrasté du gouvernement et des Verts

juin 2002, par Matthieu Calame

Matthieu Calame est gérant de la ferme de la Bergerie, propriété de la fondation Charles Léopold Mayer pour le Progrès de l’Homme. Membre actif de réseaux de réflexion sur la Politique Agricole Commune (PAC) et l’avenir de la gestion des territoires en Europe, il milite pour une gestion de l’agriculture désenclavée et intégrée dans les grandes politiques des territoires et de la santé.

EcoRev’ : Avec les crises sanitaires et alimentaires de ces dernières années (vache folle, OGM, etc.), il y a eu de fortes évolutions dans la société française. Avec notamment les débats autour de la mal bouffe, cette évolution culturelle a-t-elle enfin eu, au cours de la mandature Jospin, un effet sur la profession et les politiques agricoles ?

Matthieu Calame : Je pense que nous sommes encore dans une situation de déséquilibre et d’évolution rapide : la signification des évolutions présentes, seul l’avenir la dira ! On peut tout à la fois avoir le sentiment d’une grande stagnation et entrevoir des avancées déterminantes. Le premier constat clair est que les crises ont fragilisé les structures professionnelles et syndicales dominant le monde agricole. Leurs certitudes productivistes se sont effondrées. Bien des responsables agricoles craignent maintenant l’implosion brutale de tout le système : la PAC, la cogestion, voire même le ministère de l’Agriculture. Ce désarroi est net à la FNSEA, mais cette décohésion est également perceptible un peu partout dans les institutions, administrations et organisations. Les personnels de l’Institut National de la Recherche Agronomique traversent aussi une phase de doute sur leur mission de service public face à de nouvelles demandes sociales. Même flottement dans les Directions Départementales de l’Agriculture (DDA) où 80% des gens continuent à faire leur boulot, mais sans plus vraiment y croire. À la faveur de cette décohésion, on voit fleurir et grandir des initiatives et des réseaux autrefois marginaux, tels l’agriculture biologique. Sur le terrain, un nombre croissant d’agriculteurs sortent des conceptions des Trente Glorieuses. Il devient même courant pour des gestionnaires politiques de questionner le dogme d’une agriculture exportatrice, à coup de subventions et au détriment de l’environnement, D’ailleurs l’agriculture n’est plus du tout un enjeu politique : c’est désormais la ruralité qui a pris le dessus.

E. : Quels sont les secteurs de résistance qui subsistent ?

M.C. : De nombreux tenants et co-gestionnaires de l’ancien système doutent ou sont sur la défensive. Mais il faut distinguer ce qui relève de l’inertie, principalement dans l’enseignement agricole, chez les techniciens agricoles, et ce qui relève de la résistance active dans certaines coopératives ou le secteur du machinisme agricole.

E. : Dans ce contexte, quel est le bilan de la politique agricole du gouvernement Jospin ?

M.C. : La politique agricole a été surdéterminée par des évolutions bien plus massives : il s’agit d’une part de la gestion institutionnelle des crises et des controverses sur la mal bouffe, et d’autre part de la volonté de la France de conserver le taux de retour de sa contribution à l’Europe. Dans une France - c’est encore plus vrai en Europe - où le poids politique et économique des agriculteurs est en déclin, on observe un mouvement net : ce n’est plus une logique fordiste de production, mais une logique d’aval (partant des demandes de la société) qui va être amenée à déterminer le contenu des politiques agricoles. Une politique agricole est-elle encore nécessaire d’ailleurs, si l’on dispose de bonnes politiques de la santé, de l’aménagement du territoire et de l’environnement ? Au cours de la mandature, on a assisté à une mutation politique majeure : Lepensec est le dernier ministre à avoir voulu réformer à partir des secteurs plus progressistes de l’agriculture, en favorisant l’ascension de la Confédération paysanne par rapport à la FNSEA. Glavany, très astucieusement à mon avis, a renoncé à impulser une politique de réforme interne. Il est plutôt parti de l’aval, de la restauration de la confiance des consommateurs, et semble avoir renoncé à sauver les structures malgré elles. Comme si renonçant à traiter un malade rétif et capricieux, on avait attendu que l’état du malade empire pour qu’il finisse par accepter le traitement de fond. Ceci dit, il faut aller plus loin : il y a une formidable innovation qui vient d’acteurs de terrain qui ont opéré leur révolution culturelle, elle vient de réseaux d’agriculteurs, d’associations, de logiques microéconomiques. L’Etat s’est détourné des grandes structures conservatrices, c’est bien, il faut qu’il s’engage résolument au côté des porteurs du renouveau sans préjugés et sans idées préconçues sur les meilleurs modes d’organisation. L’exemple du plateau de Vittel est éclairant à cet égard. Il y a dix ans, les nitrates agricoles menaçaient la qualité de l’eau commercialisée. Vittel (Nestlé) lance une politique de contractualisation avec les agriculteurs du plateau pour une agriculture moins polluante. Eh bien aujourd’hui, le plateau est l’un des plus grands pôles d’agriculture biologique d’Europe. Le système s’est réorganisé bien au-delà de ce qui était initialement prévu et ce presque à l’insu de ses pilotes traditionnels !

E. : Et la loi d’orientation agricole (LOA) de juillet 1999 ?

M.C. : Elle a été voulue par Lepensec, et Jean Glavany en a hérité, mais je fais l’hypothèse qu’il s’agit de la dernière loi agricole. Elle instaure les Contrats Territoriaux d’Exploitation (CTE) et crée des Comités Départementaux d’Orientation Agricole (CDOA). Si j’étais optimiste, je dirais que c’est un pas dans la bonne direction, puisqu’elle entérine la fin du productivisme. Si j’étais pessimiste, je dirais que c’est l’ultime tentative de préserver une spécificité agricole moribonde, puisqu’elle n’est articulée à aucune réflexion sur la santé, sur l’environnement ou l’aménagement du territoire. Certains éléments permettent en tout cas de favoriser les initiatives d’en bas, comme dans certains départements où les CDOA travaillent bien grâce à des associations écolo et de consommateurs dynamiques ou une DDA pugnace.
Par contre, on a officialisé la notion de multifonctionnalité de l’agriculture (production, environnement, paysages, développement local au sens large) qui est une notion qui résiste mal à l’analyse : c’est le territoire qui est multifonctionnel et pas l’agriculture ! La notion de multifonctionnalité a surtout permis de préserver le privilège fiscal des agriculteurs tout en incitant les agriculteurs à se diversifier.
Le bilan des CTE est très ambigu. Ils ont remplacé les "Mesures Agro-Environnementales" (MAE), les "fonds verts". Bien souvent, au lieu d’approfondir les avancées des MAE, les CTE, octroyés sur des critères très peu exigeants, ont plutôt été un outil de normalisation et de régression. On a saupoudré au lieu d’aider la pointe des innovateurs, et cela n’a pas permis de véritable reconfiguration.

E. : En somme, on a "agricolisé" les fonds verts plutôt que de verdir la politique agricole… Mais quel a été le rôle du Ministère de l’Environnement (MATE), et des Verts en général ?

M.C. : Le MATE a fait adopter la Loi d’Orientation et d’Aménagement Du Territoire (LOADT). Elle contient des avancées importantes, mais reste bourrée de contradictions. Elle peine à articuler vraiment environnement et aménagement du territoire. Le volet "environnement" de la loi est déconnecté du reste. L’instauration des "pays" pose de ce point de vue un problème majeur. Un "pays", c’est un "parc naturel régional" (PNR) moins l’environnement, et pourtant il y aurait déjà beaucoup de chose à dire sur la gestion de l’environnement dans de nombreux PNR ! En fait certains parcs naturels régionaux sont en voie d’éclatement car le niveau d’exigence y est trop supérieur à celui des "pays". Là encore on a nivelé par le bas ! Quant à la loi sur l’eau, il n’en reste plus grand chose.

E. : Les Verts au gouvernement pouvaient-ils vraiment faire mieux vu le rapport de force sur le terrain et à l’assemblée ?

M.C. : Il serait trop simple de rejeter toute la responsabilité de ce médiocre bilan sur les chasseurs, sur le PS et le PC, ou sur les résistances des lobbies de l’agriculture productiviste. Il faut aussi interroger les erreurs propres d’une ministre qui ne semblait guère s’intéresser aux questions d’environnement et celles de ses conseillers. L’objectif semblait moins l’environnement que la construction d’un ministère de l’Environnement puissant…
En fait, on a eu l’impression que le ministère voyaient coexister deux groupes : des spécialistes de la guérilla administrative (comment je prends du pouvoir au sein de l’appareil administratif au détriment d’autres pouvoirs - autres ministères, collectivités territoriales, etc.) et des personnes issues de la frange naturaliste la plus scientiste de la mouvance écologiste. Il faudra faire un jour l’analyse des impasses de cette vision environnementaliste scientiste, qui a empêché le MATE et les Verts de faire, avec certaines fractions du monde rural, les alliances nécessaires pour faire avancer les choses.

E. : Tu sembles faire référence à une fraction "naturaliste" qui est une des origines de l’écologie politique, qui domina les Verts jusque 1994 (Waechter) et qui reste aujourd’hui importante autour de personnalités scientifiques comme Jean-Pierre Raffin, ou d’une tendance ("Vert Résolument Ecolo") qui pèse près de 15% au sein des Verts [1]. Bruno Latour, à juste titre à notre avis, n’est pas tendre avec cette écologie naturaliste dont il surestime le poids chez les Verts. Pourrais-tu donner un exemple d’impasse ou d’échec à l’appui de ton jugement sévère ?

M.C. : Il y a une écologie qui ne conçoit la nature que sous son angle scientifique, elle est utile mais limitée pour construire une politique écologique. Une politique d’écologie doit nécessairement concevoir également la nature dans sa dimension sociale et culturelle. L’ours "des Pyrénées", par exemple, est bien plus qu’un objet exclusivement biologique. Il a été réintroduit de Slovénie et n’existe pas sans les dispositifs sociaux et juridiques qui ont permis cette installation. Il est aussi investi de mythes (la douceur du nounours, le symbole d’une montagne préservée, mais aussi la vision péjorative, pour quelques députés français et quelques éleveurs de l’Ariège, de l’immigré indésirable). L’ours de Slovénie s’est d’ailleurs mieux adapté à son nouveau milieu bio-social que les spécialistes de l’ours ! On disait qu’il lui fallait du calme dans des espaces préservés, et l’on s’aperçoit qu’il traverse la N20 ! Si l’on n’envisage l’ours que du point de vue écologique, si l’on ne voit pas que la nature dans des sociétés densément peuplées est aussi un construit social, le danger est de recourir à l’autorité de la science en méprisant la négociation sociale…

E. : Ce que Gorz qualifiait de "tentation écofasciste"…

M.C. : Le terme me semble un peu fort. En tout cas, le résultat concret est l’incapacité à négocier un vivre ensemble entre l’ours et les activités humaines. Avec des situations ubuesques. Ainsi quand le conseiller général Lassalle crée une "Institution Patrimoniale du Béarn" et demande en 1998 l’introduction d’ours dans les Pyrénées Atlantiques où il ne restait que huit ours autochtones dont une seule femelle, Dominique Voynet répond en ne donnant qu’un ours au lieu des deux demandés, en ne finançant pas l’"Institution Patrimoniale du Béarn" pour 1999, en demandant même un audit de cet organisme, et en déclarant que la zone serait protégée sous "Natura 2000", que les élus et habitants locaux le veuillent ou non. Et dans le même temps on réintroduit des ours là où les gens n’en voulaient pas ! Avec moins d’arrogance scientiste sur la soi-disant nécessaire sanctuarisation de la nature pour assurer la tranquillité de l’ours, et avec un minimum de sens de la négociation, c’était tout l’inverse qu’il fallait faire : donner plein d’ours et de subventions à ceux qui en voulaient puis, une fois l’acceptation sociale de l’ours réalisée localement, négocier en temps voulu une éventuelle intégration dans "Natura 2000"…
J’ai donné cet exemple de l’ours, mais le même genre d’erreur a été commis sur le dossier du loup dans l’Isère, et d’une façon générale sur "Natura 2000". On s’acharne à sanctuariser des territoires, des "réserves" monofonctionnelles sur un modèle finalement Nord-Américain (le syndrome du Yellowstone !), au lieu de favoriser la multifonctionnalité du territoire. C’est une écologie inadaptée à l’Europe. Accepter la multifonctionnalité permet de créer des alliances avec les acteurs locaux, de les insérer dans des dispositifs souples qui peuvent évoluer dans le bon sens. On pourrait développer une analyse similaire de ce qui s’est passé à propos de la chasse. Mais au fond s’agit-il uniquement d’un problème de conception de l’écologie ? Ce que je crois c’est que cette position de sanctuarisation, défendue par les "naturalistes scientistes" a reçu le soutien de la tendance "guérilla administrative" parce que c’est une position de pouvoir : il s’agit de revendiquer un pouvoir sur un nombre croissant de territoires. Ainsi les mécanocrates, faux environnementalistes, se font plus royalistes que le roi, et utilisent ces dossiers de manière opportuniste. J’ai le sentiment que la direction du ministère a utilisé ces dossiers au service de ce qui était sa priorité : accroître le budget et la surface administrative du ministère par rapport aux autres (Industrie, Agriculture) au sein de l’appareil d’Etat ou, dans le cas du conflit sur la chasse, obliger les Verts à resserrer les rangs derrière Dominique Voynet…

E. : Pour revenir à l’agriculture proprement dite, peux-tu nous préciser où en sont les politiques publiques de soutien à l’agriculture biologique ? En Allemagne, la participation des Verts au gouvernement fédéral a permis de mettre en place une politique devant conduire la bio à 20% de la production agricole… Et en France ?

M.C. : Il n’y a aucun objectif chiffré et c’est dommage. Mais ce mode de production est sorti de sa marginalité : l’administration et la recherche institutionnelle s’en préoccupent. Un plan pluriannuel a été mis en place, un groupement interprofessionnel a été créé, non sans quelques interrogations sur son fonctionnement. En effet, la FNAB se retrouve relativement marginalisée au sein de cette structure parapublique. Glavany a opté pour un soutien important à la bio. Outre la volonté de suivre un fort mouvement européen au sein duquel la France s’est laissée distancer, je pense qu’il y avait une utilité tactique : un moyen d’accélérer la décohésion dont je parlais et de souligner la faillite du productivisme.

E. : Qu’en est-il de la recherche agronomique et des Instituts techniques : voit-on poindre la sortie du paradigme productiviste ?

M.C. : Le problème en l’occurrence, surtout pour l’INRA, est un vrai problème de reconversion du personnel. Pas facile de faire faire de la pédologie ou de l’analyse systémique du jour au lendemain à des gens recrutés en fonction de leurs thèses pointues de biochimie. S’il existe un lien entre structure (ce que l’on est) et fonction (ce que l’on fait), il ne sera pas facile à l’INRA de remplir rapidement les "nouvelles fonctions" qu’elles se donne…
Plus largement un élément important dans le paysage est la suppression de la Contribution Volontaire Obligatoire (sic !!!), taxe parafiscale sur les produits agricoles qui finançait les Instituts techniques (Instituts de l’élevage, des céréales, etc.). C’est prévu par la loi de finance voté début 2001, et sera applicable en 2003. C’est un risque de voir disparaître les instituts, et en même temps une formidable opportunité pour réorienter leurs actions.


Propos recueillis par Christophe Bonneuil


[1Sur ce point, cf. l’entretien avec S. Moscovici dans EcoRev’ n°1, ou encore le compte-rendu de Jean Jacob, Histoire de l’écologie Politique (Paris, Albin Michel, 1999) par S. Lavignotte dans notre n°0.