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L’étouffoir publicitaire

mardi 6 janvier 2009, par Juste Jérisse

Dans les villes franchisées et hyper-signalisées, l’association R.A.P., Résistance à l’agression publicitaire, rend compte des mécanismes d’influence sur les comportements et sur les structures de pensée que le matraquage publicitaire urbain étale sur l’espace public. La publicité détient un "statut culturel" qui lui permet d’énoncer et d’instituer les normes et les valeurs de la métropole globale hyper-moderne.

Ambiance
L’époque se veut rationnelle, voire scientifique. On nous laisse même entendre que la seule lecture possible du monde serait l’économie, que l’évaluation des rapports humains ne peut être que quantitative... Une récente chronique du Monde (1) intitulée "Le règne de l’hyperformance" ne s’ouvre-t-elle pas sur un banal constat : "Toujours plus. Plus vite, plus haut, plus fort, plus..." ? Je m’associe volontiers à cette escalade mais seulement pour préciser par quel moyen s’exerce une telle ambition : la performance arithmétique, la concurrence abstraite, l’effort technique, chiffré, desséché... et cette perversion sociale dévoile son paroxysme dans les domaines biologiques du médical et du sport où les prouesses se comparent à l’échelle planétaire, s’évaluent au 100e de seconde près et se hiérarchisent sur le mode sacramentel. Taxinomies à l’appui, se dévoile ainsi une prodigieuse allergie à l’humain. Angoisse aidant, l’obsession classificatrice est partout à l’œuvre !

Je supporte très mal cette société acharnée à produire une image d’elle-même à ce point partielle et éloignée de la société véritable. A quoi servent ces héroïques traversées de l’Atlantique et ces tours du monde à la voile, si par beau temps et même lors du week-end du 15 août, les flottilles des plaisanciers restent à quai ? A-t-on réellement besoin d’un TGV de "dernière génération" ? Serait-ce pour démontrer que les voyageurs sont incapables de consacrer à leurs dossiers les deux heures supplémentaires imposées par l’ancien modèle de TGV (2) ? Et sur le plan militaire, pourquoi toujours aligner des chars sophistiqués, hors de prix, quand la démonstration est journellement faite, qu’un homme seul et décidé, permet pour beaucoup moins cher, de réduire à néant le char adverse et le moral de l’armée qui va avec ?

Structures
Or, cette rage de surenchères inutiles trouve sa source et sa vitalité dans un catéchisme conquérant dont je me sens juste capable d’exposer quelques chapitres. Allons-y quand même ! Vous avez : 1, les propagandes de l’État qui orientent notre alimentation, notre santé, notre sécurité, notre habitat... Et puis : 2, les propagandes politiques. Elles tricotent le prêt à porter idéologique, nous indiquent le grand pays dispensateur de tous les bienfaits, suggèrent la grande autorité européenne, le désirable et terrifiant marché mondial, nous précisent quel petit parti mérite la haine et quels autres, encore plus petits, ne sont que ridicules... Il y a aussi : 3, les groupes de pressions agissant avec les médias et tous les organismes d’animation, de formation et d’information (j’en passe énormément)... Évoquons : 4, les médias eux-mêmes à la disposition, bien sûr, de ceux qui les possèdent et de ceux qui veulent s’en servir moyennant finances (voir les cas précédents)... Enfin : 5, je nomme la chatoyante, la séduisante et voluptueuse publicité, laquelle s’exerce essentiellement sur la vie privée, dite « domestique ». Dans la pratique, et pour notre plus grand malheur, ces cinq chapitres servent d’enseignes à de vastes secteurs d’intervention, agités d’un dynamisme virulent, constamment renouvelé, mais générateur d’angoisses et de rébellions.
Par conséquent, plutôt que de se soumettre à la pensée dominante, l’association R.A.P., Résistance à l’agression publicitaire, représentée ici par Laure Nicolas et moi-même, signale son existence et intervient pour dénoncer un des aspects essentiels mis en exergue par notre pratique militante. La publicité mais aussi les diverses formes de la manipulation mentale, oscillent dans l’opinion publique entre deux images contradictoires dont l’opposition mérite d’être élucidée. D’une part, elles sont reconnues envahissantes, sans conteste. D’autre part leur influence réelle, notamment quand on l’envisage au delà des gestes simples (achat, devoir électoral...) n’est pas ou mal perçue. Cette situation complexe peut être abordée sous trois principaux angles.

Mutisme institutionnel
Les avocats font beaucoup parler d’eux et ne manquent jamais de rappeler de quelles maltraitances parentales furent victimes les accusés qu’ils défendent, mais je n’en ai pas entendu un seul plaider la maltraitance publicitaire. A les en croire, les références d’arrivisme, d’érotisme et de luxe échevelé dont la société enveloppe les jeunes ne seraient pas en cause dans les conduites délinquantes. Même cécité chez les architectes. Ils ignorent que le regard de la population, empêché par le mobilier urbain, quelques affiches géantes, des banderoles et des oriflammes, ne jouira jamais du spectacle de leurs œuvres. Et si, par ailleurs, les prêtres et les philosophes gèrent les esprits ; si les enseignants gèrent la culture ; si les psychologues, psychiatres et analystes gèrent les personnes ; si les médecins gèrent les corps et les politiques la société... Aucun d’eux ne déclare la publicité comme susceptible d’influer dans son champ d’action professionnel. Le discours social sur la publicité se borne au constat de sa présence physique, mentionne très peu son influence sur les comportements commerciaux ou politiques, et surtout ne dit absolument rien sur nos structures de pensée, habitées elles aussi par la culture productiviste. En fait, personne ne reconnaît la publicité en tant qu’élément décisif de sa fonction ni de la société où il vit.

Totalitarisme volatil
L’idée même que notre manière de penser soit structurée par la publicité rencontre donc un fort blocage. Or, depuis les années 1970 et les vastes opérations de "remise à niveau" des cadres, la pensée "marketing" constitue pourtant l’assise théorique du déploiement publicitaire et les discours institutionnels, purs produits des techniques "marketing", en témoignent sans équivoque. Mais il ne serait pas juste, pour autant, de situer ce blocage (3) dans la seule opinion publique. Les chercheurs qui travaillent sur la publicité savent à quel point cette activité, immensément présente, est fugitive et laisse peu de traces dans des archives dont l’accès s’avère difficile. Un particulier, même tenace, aura le plus grand mal à réunir l’iconographie d’une opération s’étalant sur plusieurs mois, pour comprendre comment et pourquoi il fut, tour à tour, culpabilisé, séduit, intéressé, fatigué, harcelé... dans l’objectif de lui faire acheter un produit banal auréolé de caractéristiques aussi nouvelles que fictives. La publicité, attachée à ses supports et éphémère par définition, cesse de vivre une fois sa mission accomplie. Ensuite, privée de l’actualité, elle se dérobe et refuse l’analyse.
Quant au rôle de l’argent dans l’action politique et dans l’orientation des mœurs, s’il est communément admis qu’il est important, nul ne va jusqu’à oser admettre qu’il permet, par le moyen des médias et de l’outil publicitaire, de faire adhérer la majorité d’une population à un mode de vie qui ne lui est pas favorable. L’emprise totalitaire de la publicité se manifeste, en outre, par une structure financière "en boucle" dont les consommateurs sont directement victimes. Ce sont eux qui, en achetant les produits, acceptent de payer le surcoût dû aux frais de publicité. En bref : l’achat finance l’incitation à l’achat !

Rôle symbolique
Est-ce donc si nécessaire de beaucoup réfléchir ou de forcer son attention pour constater la place souveraine occupée par la publicité ? Installée dans un statut culturel qui ne dit pas son nom, elle énonce, édicte et institue les principales références en matières de mœurs, de langage... Dans tous les lieux gérés par les puissances publiques ou économiques, elle est accueillie en majesté. Les aéroports, les gares, les autoroutes, les grands chantiers, les musées, etc. lui réservent la place d’honneur, celle où l’on est le mieux en vue.
Tout semble fait pour que le meilleur de notre société soit à son service, elle-même utilisant le meilleur pour servir ses propres objectifs. Ne couronne-t-elle pas les plus grands bâtiments et ne s’adjuge-t-elle pas les plus belles prouesses des artistes et des poètes : cinéastes, comédiens, graphistes, rédacteurs, photographes... ? C’est encore elle qui, reprenant à son compte les fêtes religieuses et la saisonnalité, rythme notre vie en orchestrant la teneur de ses messages au gré d’une savante chronologie. Si le plus bel exemple en est, évidemment, la télévision où les thématiques de séductions commerciales se succèdent, se croisent et évoluent, allant jusqu’à jeter, par le biais de l’humour, un regard critique sur leurs nombreuses redondances, il apparaît aussi que dans des dispositifs aussi conséquents que le métro parisien, le "paysage publicitaire" évolue constamment. Un même emplacement publicitaire pour une affiche de 4x3 mètres peut recevoir – étant loué à la semaine – jusqu’à 52 affichages annuels.

Devons-nous accepter ?
Cette marée idéologique, imputable autant au totalitarisme publicitaire autant qu’à la force de sa présence symbolique, investit également la vie privée, où grâce à la télévision – encore elle –, au marquage des produits, aux magazines, au courrier, à l’étiquetage vestimentaire elle règne en maître sur notre mode de vie. Déployant tous ses charmes pour nous enfermer dans un réseau de références auxquelles nous devrions nous conformer : comment devrait être notre corps, notre visage, notre santé, notre sexualité, notre tenue... et les moyens d’y parvenir, c’est à dire l’achat des sempiternels "produits" inutiles dont la "société de consommation" nous inonde...
Notre époque pourrait, à la rigueur, se définir comme celle du "déferlement publicitaire", incluant par là permanence et renouvellement des messages dans la totalité de l’espace urbain. Encore faudrait-il accepter de reconnaître la publicité pour ce qu’elle est, et l’articuler avec les aspirations démocratiques. Nous sommes loin de ces indispensables préliminaires !
Pourquoi donc la publicité trône-t-elle, à peu de choses près, à la place qui fut celle de Dieu dans la chrétienté et de Marianne sous la république ?

(1) Dumay Jean-Michel, Le Monde, 3 et 4 juin 2007, "Le règne de l’hyperformance", p. 2.
(2) Le Monde, 9 juin 2007, couverture.
(3) On peut préférer le mot "refoulement" mieux adapté à la psychologie des personnes mais moins explicite sur le plan de la dynamique sociale.