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Anti-Castor et Reclaim the Streets, exemples d’écologie désobéissante

mercredi 3 mai 2006, par Ariane Jossin, Marion Hamm

Mouvements écolos aux méthodes proches - désobéissantes, "non-violentes actives" - les antinucléaires "anti-Castor" en Allemagne et les écolos-libertaires de Reclaim the Streets en Grande-Bretagne [1] ont marqué l’histoire de l’écologie politique dans les deux pays. Ces mouvements ont émergé au milieu des années 90 et ont été le terreau de l’engagement de toute une génération de militants... Les altermondialistes actuels se réclament souvent de cette mouvance et de son répertoire d’action.

Le mouvement anti-Castor : "Nous nous mettrons en travers de votre chemin !"

Après la crise du pétrole du début des années 70, l’énergie atomique est envisagée pour subvenir aux besoins énergétiques allemands. Les centrales et les sites de déchets nucléaires fleurissent (Ahaus, Gorleben, etc.), la contestation aussi. Gorleben est l’un des sites historiques du militantisme anti-nucléaire des années 70 et 80 (ainsi que Wyhl, Brokdorf, Wackersdorf). C’est là que la "République libre du Wendland" [2] a connu en 1980 une existence éphémère (33 jours). Avant d’être évacué et détruit par les forces de l’ordre, le village autogéré a rassemblé des militants anti-nucléaires et pacifistes (300 personnes pour le noyau dur) et fonctionné à l’énergie solaire. 10 000 citoyens du Wendland avaient alors obtenu leur passeport et utilisé la monnaie locale créée pour l’occasion...

Quinze ans plus tard (1995), le mouvement anti-nucléaire allemand reprend du poil de la bête. Il s’appelle alors "anti-Castor", son nom faisant référence à celui des conteneurs utilisés pour les convois de déchets nucléaires, car c’est plus particulièrement autour de la question du transport des déchets que le mouvement mobilise [3]. Le premier convoi Castor date du 25 avril 1995, c’est aussi la date du premier "Tag X" (jour J) du mouvement anti-Castor, le X signifiant dans ce contexte "Nous nous mettrons en travers de votre chemin !" ("Wir stellen uns quer"). Le X a depuis été retenu comme symbole (cousu sur des pulls, affiché dans la rue, fabriqué en bois et accroché dans les arbres, dans les champs, sur les voies ferrées, etc.) pour ce mouvement dans le Wendland.

Dans le contexte allemand actuel de la "sortie du nucléaire", les militants anti-Castor restent engagés et refusent les délais négociés par le gouvernement rouge-vert (sortie progressive du nucléaire d’ici 2021) : ils exigent un arrêt immédiat de l’utilisation de cette énergie. Le mouvement rassemble des citoyens de toutes les générations et d’horizons divers : paysans, lycéens, femmes au foyer, enseignants, pasteurs, retraités, etc. Chacun y milite à sa manière. Certains préparent des repas pour les militants ou les hébergent, d’autres manifestent... Une "initiative citoyenne" [4] avait organisé, par exemple, une action "Divan-Castor" pendant une semaine en novembre 2002 : des citoyens s’étaient laissés photographier sur un divan installé devant la gare de leur village (situé sur le trajet d’un convoi). Les photos étaient diffusées en direct sur internet. Ils avaient ainsi rendu public et visible leur engagement contre le convoi [5].

Toutefois, les actions sont souvent plus offensives. Elles relèvent de la "non-violence active" et se terminent généralement au commissariat ou en prison. Certains militants anti-Castor scient des rails, bloquent des routes (avec des tracteurs, notamment), grimpent sur les convois, occupent la voie ferrée ou s’y bétonnent (les militants du groupe Robin Wood, par exemple). Le but des opérations est non seulement de protester contre l’énergie nucléaire, mais aussi contre les risques encourus par les habitants des villages traversés par les convois. Ces actions visent également à augmenter les coûts engagés par le gouvernement allemand pour ces convois (certains ont mobilisé 30 000 policiers et plus de 50 millions d’euros), à les retarder et ainsi à en limiter la fréquence annuelle.

Les militants anti-Castor ont passé le Rhin en juin 2001 à l’occasion du premier camp français d’"entraînement anti-castor", le mouvement anti-nucléaire français souhaitant reprendre les méthodes du mouvement. L’accident mortel de 2004 lors d’une des actions de blocage en France a assombri l’histoire de ce mouvement spécifique d’action directe non-violente. Le communiqué qui a suivi la mort de Sébastien Briat, percuté par un train Castor rentrant en Allemagne, illustre bien les motivations et les méthodes des militants utilisant les moyens d’action des anti-Castor et renseigne quant à la faiblesse de la surveillance des convois de déchets radioactifs :

"Quelques semaines auparavant il [S.Briat] s’était décidé avec plusieurs d’entre nous à agir pour rendre publique la vulnérabilité d’un tel convoi. (...) Placés en sortie de courbe, nous pouvions être amenés à quitter les rails très rapidement, du fait d’une visibilité réduite. Nous étions quatre couchés sur les voies ayant chacun un bras passé de part et d’autre d’un tube d’acier glissé sous le rail extérieur de la voie permettant ainsi un départ d’urgence plus rapide. En aucun cas nous n’étions cadenassés et nous avions la possibilité de nous dégager rapidement de ces tubes. (...). Le convoi est arrivé à "98 km/h", selon le procureur, n’ayant pu être arrêté par les militants ni averti par l’hélicoptère. Sébastien a été percuté alors qu’il quittait les rails. (...) Avant que cela n’arrive, nous sommes restés dix heures de suite cachés en lisière de bois à trente mètres de la voie, gelés et ankylosés par le froid. Durant cette attente, nous n’avons pas été détectés par le dispositif de sécurité, ni les guetteurs postés à une quinzaine de kilomètres du lieu du blocage et chargés de nous prévenir de l’arrivée du train, ni les stoppeurs chargés de l’arrêter, ni les bloqueurs qui avaient préalablement installé les deux tubes sous le rail aux environs de cinq heures du matin. (...) Nous n’avons pas décidé d’arrêter ce train par immaturité ou par goût de l’aventure, mais parce que dans ce pays, il faut en arriver là pour qu’une question de fond, enfin, entre dans le magasin de porcelaine. (...)" [6].

Ariane Jossin

Reclaim the streets ! Protestations globales et ancrage local

(...) Au début des années quatre-vingt dix a été lancé un programme de construction de routes en Grande-Bretagne, entraînant, dans des contrées reculées, la multiplication de camps de protestation aux formes d’action étranges pour les non-initiés : installation de cabanes dans les arbres et revendication d’un "droit au squat" ; construction de tunnels sous des sites en construction en s’enchaînant à des blocks de béton dans l’attente d’être expulsé. Le succès de ces camps était le plus souvent mesuré au préjudice financier (frais d’expulsion, coût des dommages sur les machines ou coût des matériaux de construction "libérés") et, dans le meilleur des cas, ils réussissaient à retarder la construction de routes. Au-delà de ça, leur effet majeur aura été l’expérimentation d’un mode de vie et d’agir collectif et solidaire. (...)

C’est lors de l’occupation festive du chantier de construction de l’autoroute M11 censée traverser un quartier habité du nord-ouest de Londres en 1993 (autoroute construite depuis) que la protestation s’est déplacée de la campagne à la ville. Des revendications sociales ont alors pris leur place aux côtés des préoccupations écologiques pendant l’occupation de la route de Claremont : un mois de performances ininterrompues, mélange d’art, de prouesses corporelles et de maîtrise des médias. Des œuvres d’art ont été installées dans la rue et réorganisées en barricades quand cela était nécessaire. Des canapés, des fauteuils et d’autres meubles qui ont généralement leur place dans les salons, ont été transposés de l’espace privé intérieur vers l’espace public qu’est la rue.

Le jour de leur inévitable expulsion (novembre 1994), les squatteurs ont, malgré tout, obtenu une victoire symbolique : 1300 policiers anti-émeutes virevoltèrent sur la scène des squatteurs, une performance théâtrale qui aura coûté deux millions de livres à l’Etat. "Nous savions depuis le début qu’un jour tout ceci ne serait plus qu’un tas de décombres. Cette conscience de l’éphémère nous donna une force immense (...), la force de pouvoir déplacer cette Zone Autonome Temporaire vers un autre endroit" [7].

Le passage de Reclaim the Streets ! de la campagne à la ville s’est traduit par l’évolution de leur répertoire d’action : de l’opposition aux projets de routes vers un militantisme anti-voiture à Londres, la voiture représentant pour ces militants un symbole du capitalisme en milieu urbain [8]. L’économie londonienne implique, en effet, que des gens acceptent de passer plusieurs heures dans leur voiture pour aller travailler, réduisant ainsi considérablement leur qualité de vie. (...) Dans ce contexte particulier, l’organisation de "fêtes de rue" (Street Parties) non déclarées a permis de répondre à une demande des médias et d’un public assez large. Les fêtes de Reclaim the Streets ! à Londres ont repris le système des Free Parties ("fêtes libres") du mouvement des rave [9], actif depuis la fin des années 80 : les fêtes ne sont pas déclarées, le lieu - hangar désaffecté d’un no man’s land du nord de l’Angleterre ou rue animée d’un quartier londonien - n’est connu qu’au dernier moment par le bouche à oreille ou par le biais d’un numéro de téléphone qui circule sous le manteau...

Ce qui est dit des écologistes radicaux de Earth First ! [10] dans le livre DiY-Culture est aussi vrai pour Reclaim the Streets ! : ces militants opposés à la construction d’une route se transforment en défenseurs des droits des animaux, en manifestant à vélo avec Critical Mass [11], en squatteurs urbains, en ravers, etc., par le biais de leur simple présence lors de ces protestations. (...) Il ne serait pas pertinent de parler de Earth First ! et des mouvements protestataires contre la construction de routes comme d’entités séparées : les individus circulent d’un mouvement à l’autre et, dans la plupart des cas, ne se considèrent pas comme étant affiliés à l’un ou à l’autre. (...)

Extraits du texte de Marion Hamm (mai 2002)

Traduit par Francisco Padilla et Ariane Jossin

Ce texte est consultable dans son intégralité sur www.republicart.net

Ouebographie

Anti-Castor :

http://morsleben.antiatom.de

www.castor.de

Reclaim the Streets !

A Berlin, rts.squat.net

A Londres www.reclaimthestreets.net

Lire aussi dans EcoRev’ n°18 l’article de Pierre Guerinet "Présentation du mouvement d’action directe britannique"]


[1Reclaim the Streets ! ("Réclamons la rue !" ou "Réapproprions-nous la rue !") a d’abord été une revendication, avant d’être constitué en réseau militant. Ce réseau ou groupe est aussi présent en Allemagne, Espagne, Australie, Etats-Unis, etc.

[2Le Wendland est une région située en Basse-Saxe, dans laquelle se trouve Gorleben.

[3Castor est le nom utilisé en Allemagne pour Cask for Transport and Storage of Radioactive Materials. Les transports ont lieu entre l’Allemagne et la Hague pour leur retraitement, mais aussi vers Sellafield en Grande-Bretagne, via Dunkerque.

[4En Allemagne, les citoyens opposés à un projet (route, centrale nucléaire, etc.) organisent généralement des Bürgerinitiative dans leur ville, c’est-à-dire des petits groupes de résistance locale.

[5La dernière photo de l’action est visible sur http://www.castor.de/nix7/webcam/webcam.html

[6Le communiqué des "compagnes et compagnons de route" de Sébastien Briat est en ligne : http://burestop.free.fr/lettre20/page8.htm

[7John Jordan : "The art of necessity : the subversive imagination of anti-road protest and Reclaim the Streets", in George McKay (dir.), DiY Culture. Party & Protest in Nineties Britain. London, 1998.

[8Dans le cadre de sa dénonciation du capitalisme symbolisé par l’omniprésence de la voiture en ville, Reclaim the Streets ! analyse cette domination de l’automobile en terme d’"enclosure".

[9Mouvement organisant des fêtes spontanées et illégales, en diffusant de la musique "techno". Reclaim the Streets a été affaibli suite à l’amendement (1994) du texte de loi "Criminal Justice Act" qui réprime cette forme d’action du mouvement (rave parties et free parties).

[10Groupe d’action directe écologiste. Cf. l’article sur Greenpeace dans le présent numéro. Et http://www.earthfirst.org

[11Critical Mass est un mouvement non organisé de manifestations à vélo (http://www.critical-mass.org).