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L’école à l’heure de la globalisation

vendredi 6 mai 2005, par Nico Hirtt

Depuis la fin des années 80, les systèmes éducatifs des pays industrialisés sont soumis à un feu roulant de critiques et de réformes visant à les adapter aux nouvelles exigences de l’économie capitaliste. Les documents produits au cours des dernières années par les instances européennes et mondiales, que Nico Hirtt analyse ici, dessinent sans équivoque les contours d’un passage de la "massification" de l’enseignement à sa "marchandisation".

La massification de l’enseignement date du lendemain de la Deuxième Guerre Mondiale, dans un contexte de croissance économique forte et durable et d’innovations technologiques lourdes. L’époque réclamait une élévation du niveau d’instruction des travailleurs-ses et des consommateurs-trices. On l’assura par l’ouverture massive de l’enseignement secondaire et, dans une moindre mesure, supérieur, aux frais de l’État : croissance et stabilité économique permettaient une augmentation parallèle des recettes fiscales.

Un nouveau contexte économique

Ces conditions économiques se trouvent bouleversées par la crise qui éclate à la fin des années 70, mais il faut attendre la fin des années 80 pour que l’on prenne pleinement conscience des facteurs qui imposent désormais une révision des politiques éducatives.
Premièrement : l’instabilité. L’accumulation des connaissances et la quête de compétitivité induisent une accélération constante des mutations techniques, avec son cortège de faillites, de restructurations et de délocalisations. L’horizon de prévisibilité se rétrécit.
Deuxièmement, la dualisation du marché du travail. La "nouvelle économie" ne réclame pas que des informaticien-ne-s et des ingénieurs. L’autre aspect de cette évolution est la croissance explosive des emplois précaires à faible niveau de qualification, comme les postes de vendeurs-ses, de gardes, d’agents d’entretien ou encore de "remplisseurs de distributeurs de boisson et d’aliments".
Enfin, troisièmement : le désengagement de l’État dans les services publics.

En 1989, le groupe de pression patronal de la Table Ronde des Industriels européens (ERT) publie son premier rapport sur l’enseignement, clamant que "le développement technique et industriel des entreprises européennes exige clairement une rénovation accélérée des systèmes d’enseignement" [1]. L’ERT déplore notamment que "l’industrie n’a qu’une très faible influence sur les programmes enseignés", et que les enseignants ont "une compréhension insuffisante de l’environnement économique, des affaires et de la notion de profit" [2]. Les recommandations de l’ERT seront entendues.

L’ère de la flexibilité

Mais comment adapter l’école aux besoins de l’économie dans un contexte plus instable que jamais ? A défaut de pouvoir contrôler le chaos, il faut s’y adapter. Du coup, le maître-mot est "flexibilité".
Les travailleurs-ses sont amené-e-s à évoluer dans un environnement de production qui change sans cesse. Or, la complexité croissante des techniques mises en œuvre rend la formation plus importante que jamais. Comment résoudre ce dilemme ? Par l’"apprentissage tout au long de la vie". Cette doctrine, explique l’OCDE, "repose sur l’idée que la préparation à la vie active ne peut plus être envisagée comme définitive et que les tra-vailleurs doivent suivre une formation conti-nue pendant leur vie professionnelle pour pouvoir rester productifs et employables" [3]. Employabilité et productivité : le projet n’a nulle ambition humaniste. Il s’agit, selon le Conseil européen, "d’accorder la priorité au développement des compétences profession-nelles et sociales pour une meilleure adapta-tion des travailleurs aux évolutions du marché du travail" [4]. Dans ce cadre, le rôle de l’école comme lieu de transmission de connaissances, n’est plus jugé primordial.
Parmi les compétences requises à cor et à cris par les milieux patronaux, il faut citer l’initiation aux technologies de l’information et de la communication (TIC). Il est impératif que tous les futur-es travailleurs-ses aient acquis les rudiments du dialogue homme-machine, qu’ils aient l’habitude de s’adapter à des logiciels changeants.
Les TIC scolaires joue un autre rôle encore. Si tou-tes les travailleurs-ses ont appris à se servir d’Internet pour accéder à des connaissances, il sera facile de faire pression sur eux afin qu’ils entretiennent leur compétitivité professionnelle durant leurs week-ends, leurs vacances ou leurs soirées. On appelle cela "responsabiliser" le/la travailleur-se face à sa formation. "Au sein des sociétés de la connaissance", dit la Commission européenne, "les individus doivent avoir la volonté et les moyens de prendre en mains leur destin" [5].

Quand le citoyen devient consommateur

Le/la consommateur/trice aussi est la cible de la rénovation de l’école. La création de nouveaux marchés de masse, liés aux technologies émergentes, n’est possible qu’à la condition que les client-e-s potentiel-le-s aient acquis les compétences qui leur permettent d’exploiter ces produits. Devant un parterre d’industriels, Edith Cresson déclarait : "Le marché européen demeure trop étroit, trop fragmenté, le nombre encore trop faible des utilisateurs et des créateurs pénalisent notre industrie. (...) C’est pourquoi il était indispensable de prendre un certain nombre de mesures pour l’aider et le stimuler. C’est l’objectif du plan d’action "Apprendre dans la société de l’information" dont s’est doté la Commission en octobre 1996" [6] .

L’entrée des marques dans les écoles est un autre signe de cette volonté d’utiliser l’enseignement pour soutenir les marchés. Fin 1998, la Commission européenne diffusait un rapport sur "Le marketing à l’école". Dans leur conclusion, les auteurs vantaient les "avantages matériels, certes, pour des systèmes scolaires en manque chronique de moyens, mais aussi pédagogiques, puisque d’une part la
pénétration du marketing à l’école ouvre celle-ci au monde de l’entreprise et aux réalités de la vie et de la société, et que d’autre part elle permet d’éduquer les élèves aux questions de consommation en général et aux techniques publicitaires en particulier"
 [7].

Dérégulation

Il ne suffit pas que le/la travailleur/se soit flexible et compétitif/ve, le système éducatif lui-même doit le devenir. Dès 1989, l’ERT écrivait que "les pratiques administratives sont souvent trop rigides pour permettre aux établissements d’enseignement de s’adapter aux indispensables changements requis par le rapide développement des technologies modernes et les restructurations industrielles et tertiaires" [8].

Désormais, dit l’OCDE, "il est admis que l’apprentissage se déroule dans de multiples contextes, formels et informels", précisant que "la mondialisation (...) rend obsolète l’institution implantée localement et ancrée dans une culture déterminée que l’on appelle "l’école" et en même temps qu’elle, "l’enseignant". [9]. C’est bien évidemment de l’enseignement marchand dont il est question. Le développement de la demande de formation tout au long de la vie favorise son émergence.
Les dépenses mondiales d’éducation représentent la coquette somme de 2000 milliards de dollars. Il y a là de quoi faire saliver pas mal d’investisseurs. Pour le consultant américain Eduventures, les années 90 "resteront dans les mémoires pour avoir permis l’arrivée à maturation de l’enseignement de marché ("for-profit education"). Les fondations de la vibrante industrie éducative du XXIe siècle - initiatives entrepreneuriales, innovations tech-nologiques et opportunités du marché - ont commencé à fusionner pour atteindre leur masse critique" [10].

Un catalyseur nommé Internet

L’un des plus puissants catalyseurs de la transformation de l’enseignement en vaste marché mondial est le développement d’Internet. La banque d’affaires Merril Lynch a consacré une étude aux perspectives du marché de l’enseignement en ligne, d’où il ressort que ce secteur, qui représentait un marché de 9,4 milliards de dollars en 2000, devrait atteindre 54 milliards d’ici 2002 [11]. Les universités traditionnelles se lancent toutes sur ce créneau. Pour l’heure ces formations à distance ne sont pas encore validées par des diplômes, mais on ne cache pas que "l’idée existe". Certains, comme le MIT, n’hésitent pas à offrir des formations gratuites. La stratégie est claire : fidéliser une clientèle qui, un jour, ne pourra plus faire autrement que de payer très cher cet enseignement à distance.
C’est la standardisation commerciale des sciences et de la culture qui nous attend au bout de la route. Car pour être pleinement rentable, ce marché se doit d’être mondial. L’OMC et la Banque mondiale œuvrent activement à cette "libéralisation du marché mondial des services éducatifs".

Conclusions

La mise en adéquation de l’enseignement avec les nouvelles attentes des puissances industrielles et financières a deux conséquences dramatiques : l’instrumentalisation de l’école au service de la compétition économique et l’aggravation des inégalités sociales dans l’accès aux savoirs. La fin de la massification ne se décrète pas, mais on en crée les conditions, sur le plan de la qualité de l’enseignement et de son financement.
Dans un document publié en 1996 par les services d’étude de l’OCDE, Christian Morrisson indiquait avec une remarquable clarté et un cynisme cruel comment les gouvernants devaient s’y prendre. "Si l’on diminue les dépenses de fonctionnement, il faut veiller à ne pas diminuer la quantité de service, quitte à ce que la qualité baisse. On peut réduire, par exemple, les crédits de fonctionnement aux écoles ou aux universités, mais il serait dan-gereux de restreindre le nombre d’élèves ou d’étudiants. Les familles réagiront violemment à un refus d’inscription de leurs enfants, mais non à une baisse graduelle de la qualité de l’enseignement et l’école peut progressive-ment et ponctuellement obtenir une contribu-tion des familles, ou supprimer telle activité. Cela se fait au coup par coup, dans une école mais non dans l’établissement voisin, de telle sorte que l’on évite un mécontentement géné-ral de la population" [12].

L’école s’était massifiée en permettant aux enfants du peuple d’accéder - partiellement - à la richesse de savoirs réservés jusque-là aux enfants de la bourgeoisie. Maintenant que la massification a été menée à son terme, on somme l’enseignement de ramener l’instruction du peuple dans des limites qu’elle n’aurait jamais dû franchir : apprendre à produire, consommer et, accessoirement, à respecter les institutions en place. Dans ce contexte, l’école publique n’aura plus, selon le propre aveu de l’OCDE, qu’à "assurer l’accès à l’apprentissage de ceux qui ne constitueront jamais un mar-ché rentable et dont l’exclusion de la société en général s’accentuera à mesure que d’autres vont continuer de progresser" [13].

Nico Hirtt

Membre de l’Appel pour une école démocratique (Belgique) http://users.skynet.be/aped.
Dernier ouvrage paru : Les nouveaux maîtres de l’école,
VO éditions, Montreuil, 2000.
Pour contacter l’auteur : nico.hirtt@skynet.be


[1ERT, Education et compétence en Europe, Etude la Table Ronde Européenne sur l’éducation et la formation en Europe, Bruxelles, février 1989.

[2ERT, op.cit.

[3OCDE, Politiques du marché du travail : nouveaux défis. Apprendre à tout âge pour rester employable durant toute la vie. Réunion du Comité de l’emploi, du travail et des affaires sociales au Château de la Muette, Paris, 14-15 octobre 1997, OCDE/GD(97)162

[4Pour une Europe de la connaissance, Communication de la Commission européenne, COM(97)563 final.

[5Commission des Communautés Européennes, Mémorandum sur l’éducation et la formation tout au long de la vie, SEC(2000) 1832, Bruxelles, le 30.10.2000.

[6Op. cit.

[7GMV Conseil, Le marketing à l’école, étude sur les pratiques commerciales dans les écoles réalisée à la demande de la Commission européenne, octobre 1998.

[8ERT, op. cit.

[9OCDE, Analyse des politiques d’éducation, 1998.

[10Adam Newman, What is the education-industry ?, Eduventures, janvier 2000.

[11Le Monde, 2-3 juillet 2000.

[12Morrisson Christian, La Faisabilité politique de l’ajustement, Centre de développement de l’OCDE, Cahier de politique économique n°13, OCDE 1996.

[13Adult learning and Technology in OECD Countries, OECD Proceedings, Paris, 1996.