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Construire un collège démocratique

Du projet à la réalisation, difficultés et ressources

mardi 10 mai 2005

Pourtant L’échec scolaire n’est pas une fatalité [1] et l’on sait que certaines pratiques sont plus efficaces et moins discriminantes que d’autres. Les auteur-e-s ont donc voulu comprendre quelles sont ces pratiques, saisir ce qui en fait la force et questionner leur diffusion, afin de faciliter le changement au cœur même du système. Sylvain Broccolichi est sociologue au CRESAS de l’INRP, Françoise Hatchuel et Marie-Anne Hugon (elle-même ancienne membre du CRESAS), maîtresses de conférences en sciences de l’éducation au CREF de l’université Paris X-Nanterre.

La différenciation "ordinaire"

D’un point de vue sociologique, les travaux de Sylvain Broccolichi [2] ont mis en évidence ce que l’on peut appeler "la différenciation ordinaire" dans les classes, c’est-à-dire la fabrication au quotidien de l’échec et de l’exclusion qui contribue à "déscolariser" les élèves les moins préparé-e-s à décoder les exigences scolaires et les moins accompagné-e-s par des interlocuteurs et interlocutrices pouvant jouer un rôle régulateur. Dans cette perspective, les formes extrêmes de ruptures des relations pédagogiques et de perturbation de l’ordre scolaire ne sont que l’aboutissement logique du fonctionnement ordinaire des classes dans un système éducatif qui a cessé de pouvoir orienter rapidement vers la vie active les élèves qu’il met en échec.

Tout particulièrement dans les collèges des quartiers populaires, l’institution scolaire place les enseignant-e-s dans une situation paradoxale et conflictuelle. Elle les somme d’assurer les progrès de tou-te-s les élèves tout en les confrontant à des situations où ils/elles se sentent bien incapables d’y parvenir et ne peuvent donc le reconnaître qu’en imputant aux élèves l’entière responsabilité de leur échec. Par souci du maintien de l’ordre et pour des raisons didactiques, les enseignant-e-s confrontés à plusieurs dizaines d’élèves dans le cadre des classes tendent à limiter particulièrement la communication avec ceux et celle dont les connaissances sont les moins assurées, renforçant leur tendance à cacher leurs difficultés plutôt qu’à en obtenir un traitement adapté. Au fil des années, les différenciations usuellement opérées en classe condamnent ainsi les élèves en difficulté à être de plus en plus rebuté-e-s par des tâches scolaires qu’ils et elles maîtrisent de moins en moins. Ces expériences négatives les conduisent à rechercher d’autres distractions mais leur entrée dans l’indiscipline ou l’absentéisme provoque une véritable rupture des relations pédagogiques.

Comprendre cet engrenage en tenant compte de l’inégale proportion d’élèves concerné-e-s selon les espaces scolaires contribue à rendre intelligible le dysfonctionnement de nombreuses classes et la fuite de certains collèges par tou-te-s ceux et celles qui en ont les moyens. Le cercle vicieux qui tend à rendre impossible le travail scolaire dans certaines classes peut se résumer ainsi : moins les élèves maîtrisent les notions en jeu dans les cours et les consignes de l’enseignant-e, moins ils et elles sont autonomes pour les déchiffrer, et plus ils/elles ont besoin d’aides et d’encouragements pour rester engagé-e-s dans les tâches scolaires. Mais si les enseignant-e-s sont porté-e-s à limiter leurs interactions avec de tel-le-s élèves, c’est bien parce que la communication avec eux/elles est particulièrement difficile et coûteuse (en temps, en attention, en efforts d’ajustement) : aussi la "bonne conduite" des élèves est-elle le plus souvent la contrepartie tacitement exigée de l’aide dont ils/elles ont besoin. Les problèmes d’indiscipline précipitent la rupture parce qu’ils ferment les perspectives de coopération, et la situation devient d’autant plus explosive que la fraction d’élèves concerné-e-s est importante. Les processus cumulatifs de "déscolarisation" associés aux pratiques scolaires usuelles étaient en cohérence avec un système scolaire sélectif et un marché du travail comportant de nombreux emplois peu qualifiés. Ils sont devenus contre-productifs, explosifs et préjudiciables aux élèves comme aux enseignant-e-s dans un système qui veut maintenir tou-te-s les élèves jusqu’à un niveau minimal d’études. Il devient donc urgent d’inventer d’autres façons d’enseigner, plus adaptées à la réalité d’aujourd’hui.

Quels dispositifs pédagogiques ?

Ce ne sont pas, comme le souligne Marie-Anne Hugon [3] les connaissances sur les apprentissages en milieu scolaire qui manquent. Mais on se heurte à la difficulté de transmettre ces savoirs sans édicter des modèles à imiter. On sait bien qu’inculquer de façon dogmatique, au nom de la science, ce qui serait "la bonne pédagogie" ne pourrait qu’entraîner, à raison, des réactions négatives. En attendant, dans l’enseignement secondaire, les sciences de l’éducation sont plutôt mal considérées et leurs publications souvent ignorées.

Pourtant, l’expérience de recherches-actions autant que celle de l’accompagnement d’équipes repérées comme innovantes par l’institution (par exemple celles qui sont contractualisées par les académies dans le cadre de dispositifs de valorisation des innovations et des réussites, pour analyser et écrire sur les projets qu’elles mènent), ainsi que l’animation de formations collectives sur sites témoigne de la créativité et de l’audace d’équipes engagées sur le chemin de la transformation de leurs pratiques. Des enseignant-e-s qui font le pari de l’éducabilité de tou-te-s leurs élèves réussissent ensemble à concevoir et à mettre en œuvre dans le cadre institutionnel existant, des dispositifs pédagogiques qui répondent à cette volonté d’un enseignement ouvert à tou-te-s et pas seulement à ceux et celles qui sont sociologiquement le plus près de la culture scolaire : ici, c’est une équipe rassemblée autour de deux classes de cinquième qui développe sur toute l’année scolaire, un projet thématique fédérant tous les enseignements, faisant alterner des moments d’enseignement en classe entière avec des ateliers de recherche coanimés par les professeurs ; ailleurs, c’est le tiers de tout le personnel enseignant d’un collège qui participe à une formation sur site, pour expérimenter ensemble autour des "travaux croisés" ; plus loin, ce sont des professeurs de plusieurs disciplines en classe de seconde qui prennent en commun la responsabilité de la même classe et montent des ateliers de recherches en petits groupes pluridisciplinaires. Dans ce dernier exemple, les actions s’appuient sur une réflexion sur les processus d’apprentissages qui se réfère à des psychologues comme Piaget, Wallon, Vygotsky et à des pédagogues comme Cousinet, Freinet, Oury. Dans ces dispositifs pédagogiques, l’accent est mis sur les échanges, la coopération et la confrontation entre élèves autour d’objets de travail complexes. Les échanges avec autrui sont considérés comme un puissant stimulant à l’activité intellectuelle et donc aux apprentissages de chacun-e car ils provoquent la décentration et le recul réflexif nécessaires à une compréhension en profondeur des objets d’étude.

Les enseignant-e-s proposent alors des situations de travail telles que chacun-e, d’où qu’il/elle vienne et quel que soit son passé scolaire, puisse exprimer librement sa pensée à propos des objets de connaissance et la confronter à celle d’autrui, sans crainte de se voir jugé ni stigmatisé. Au fil du temps, les élèves manifestent des transformations de comportements et d’attitudes qui attestent la transformation de leur rapport au savoir et à l’activité scolaire. Des enseignant-e-s disent par exemple avoir entendu pour la première fois, au cours de séances d’ateliers ou de travaux croisés, le son de la voix de certains de leurs élèves. Il semble que, dans le cours de ces travaux, les élèves ont éprouvé leur propre capacité à chercher, penser, à raisonner. Ce faisant, ils et elles ont appris tout en se rassurant sur eux et elles-mêmes. Ces exemples confirment bien que la qualité des apprentissages de chacun est intimement liée au type et à la qualité des relations entre professeurs et élèves et entre élèves.

Psychiquement, qu’est-ce qui se passe pour les élèves ?

Les travaux de Françoise Hatchuel [4] aident en effet à comprendre ce qui peut se jouer là en rappelant qu’apprendre, c’est quitter le connu pour affronter l’incertitude. C’est donc la porte ouverte à toutes les angoisses, et ce d’autant plus, évidemment, pour des élèves qui n’ont pas connu d’expérience de réussite. Les autres savent que l’incertitude n’est qu’un mauvais moment à passer et qu’en principe, après, les choses s’améliorent. Mais pour ceux et celles dont le passé scolaire est déjà lui-même très incertain, la nécessité d’un cadre rassurant se fait d’autant plus impérieuse. Précisons d’ailleurs que tout cadre, s’il est posé en tant que tel, est rassurant, puisque par définition il donne des repères précis et fiables tout en ménageant un espace au sein duquel chacun-e peut trouver sa marge de manœuvre. Le cadre s’oppose donc à la fois au chaos et au travail totalement prescrit et évalué en permanence. C’est un espace organisé mais dans lequel on peut expérimenter et se tromper. Cet espace doit donc s’organiser collectivement et trouver les rituels qui permettront à chacun-e de se sentir à sa place.
Il est, évidemment, des dispositifs qui facilitent ce jeu davantage que d’autres. Le travail en petits groupes laisse a priori plus de place à l’élève que le cours magistral. Mais ce n’est pas le cours magistral en lui-même qui pose problème. C’est le cours magistral sans question et érigé en système unique. L’apport de connaissances est nécessaire et le cours magistral convient bien à certain-e-s élèves, tandis que certains temps de travail en petits groupes sans guide peuvent être très destabilisants pour d’autres (ou pour les mêmes). C’est le jeu entre les différentes formes d’enseignement selon les moments et les personnes qui fait la richesse d’une pédagogie.

Par ailleurs, si le cadre rend plus facile l’avancée, il ne dit encore rien de l’engagement dans l’apprentissage : les pas sont rendus plus faciles mais encore faut-il se décider à prendre le risque. Là, c’est du côté du projet concret et du plaisir de faire qu’il faut chercher des réponses. Freinet nous l’a montré depuis très longtemps, soulignant la nécessité de sortir des logiques de consommation pour s’engager et créer.
Enfin, il faut souligner à quel point le même dispositif sur le papier peut être vécu différemment par les élèves. La variable la plus significative à cet égard se situe au niveau du discours que l’enseignant-e tient inconsciemment par rapport au savoir et de la façon dont ce discours résonne au niveau des élèves. On peut alors parler de "couple psychique épistémique", c’est-à-dire de rencontres qui se font entre élèves et enseignant-e-s du point de vue de leur rapport au savoir : on sait en effet que, psychiquement, le savoir peut être vécu sur des modes aussi différents que, par exemple, une puissance magique à respecter, un combat à mener, un jeu à s’approprier, un défi, un musée à visiter, etc. Selon donc, ce que le savoir représente pour l’enseignant-e, ses réactions aux différentes phases d’apprentissage des élèves seront différentes, et du coup les modalités d’encouragement et d’accompagnement le seront également, et pourront s’avérer, selon les cas, aidantes ou au contraire bloquantes.

Si l’on veut accompagner au plus près l’apprentissage d’un groupe d’élèves il importe donc, de s’adapter au maximum aux différentes phases que traverse chaque élève et donc de comprendre quand l’élève doit être encouragé-e, voire "secoué-e" ou au contraire laissé-e tranquille, etc. Mais cela demande d’être soi-même un minimum libéré-e de ses propres enjeux psychiques : par exemple, "secouer" un élève parce qu’on pense vraiment que c’est le moment pour lui ou elle et non parce que sa production, en nous renvoyant à notre propre rapport au savoir, nous irrite. Cela peut apparaître comme une évidence mais c’est beaucoup plus facile à dire qu’à faire et l’accompagnement des enseignant-e-s montre la nécessité de travailler son propre rapport au savoir et sa pratique, par exemple dans des groupes d’analyse des pratiques, et d’accepter la réalité de l’élève en chair et en os que l’on a en face de soi, en faisant le deuil de l’élève idéal, celui ou celle qui nous enthousiasmerait ou que les programmes nous définissent.
L’enseignant-e pourrait alors s’inspirer du portrait d’Athéna protectrice d’Ulysse telle que la décrit Gérard Mendel dans Le vouloir de créa-tion : n’intervenant que dans les situations vraiment critiques, son rôle, apparemment modeste, est en fait essentiel. Pointer les dangers et maintenir le cap de la confiance, c’est peu et c’est beaucoup.

Comment aider alors à la mise en place
de tels dispositifs ?

Pourtant, une telle attitude ne se décrète pas. Elle se travaille. On voit alors la nécessité de faire apparaître des modes de coopération inédits entre recherche, politique et sphère professionnelle. On n’enseigne pas tout seul [5], surtout quand il s’agit de s’adapter à un nouveau public et à de nouvelles exigences sociales. D’où l’importance d’une élaboration collective des pratiques, qui amène à préciser et affiner sans cesse les choix pédagogiques, et de l’écriture, qui facilite cette élaboration, et permet d’en transmettre les résultats. Car ce qui reste le plus souvent à construire dans ces projets, c’est l’articulation entre les situations de travail évoquées plus haut, qui sont, pour la plupart, développées à la périphérie des enseignements disciplinaires, et le reste des enseignements [6]. Sans compter que ce type d’approche représente une prise de risque réelle pour les enseignant-e-s. Mieux vaut travailler dans ce sens à plusieurs, dans le cadre relativement sécurisant d’une recherche, d’une innovation, d’une formation collective où l’on peut débattre librement : à l’image des élèves qui questionnent librement les savoirs qu’ils/elles doivent s’approprier, les enseignements construisent et s’approprient peu à peu un savoir pédagogique collectif. Faute de quoi, on se retrouve à endosser le rôle lourd à tenir du "héros pédagogique" isolé et plus ou moins en porte-à-faux avec son milieu professionnel.
Il relève alors de la responsabilité des politiques et des administratifs de créer les conditions pour que les enseignants puissent s’engager dans ces voies, et ce dans les établissements les plus ordinaires. Sinon, on risque de cantonner l’apprentissage "pour tou-te-s" à quelques établissements pilotes qui deviendraient vite des pôles de fixation d’un rêve collectif permettant de mieux supporter le quotidien plutôt que celui de ferments destinés à faire école. Car ce qui apparaît quand on interviewe les enseignant-e-s engagé-e-s dans ce type de dispositfs, c’est le risque d’un clivage entre l’innovation mythifiée et le "système" dénigré, le risque que l’"innovation" devienne une modalité de fuite, un refuge sur lequel on se replie pour éviter de tenir compte du contexte et de l’institution. Il ne s’agit là évidemment pas de dénoncer mais de comprendre. Si les "innova-teurs/trices" "innovent" de façon isolée, ce n’est pas par mauvaise volonté mais bien parce que la culture individualiste de l’éducation nationale ne donne ni l’habitude ni les conditions pour penser et construire collectivement sa pratique. Jules Ferry a imaginé une école où chaque élève ferait la même dictée au même moment, en fonction de ce qui a été décidé par la hiérarchie.

Il est temps de passer et de penser à une école où des projets et des pratiques pourraient s’inventer, dans la pleine conscience de la réalité et de ses difficultés. Une école où les responsabilités seraient affichées et partagées, où la représentation nationale fixeraient des principes que l’administration transformeraient en objectifs à atteindre, objectifs en fonction desquels les équipes s’organiseraient et seraient évaluées collectivement. Une école où l’on accepterait l’idée que chacun-e est, à son niveau, le/ la mieux placée pour construire son action dans un cadre définissant clairement les limites de sa marge de manœuvre. Une école de collectifs responsables et non d’électrons libres isolés et chamailleurs. Une école démocratique.


[1Titre d’un des premiers ouvrages du CRESAS.

[2Broccolichi Sylvain, "Domination et disqualification en situation scolaire", in Cours-Saliès, Pierre, La liberté du travail, Syllepse, 1995, pp.83-98 et "Désagrégation des liens pédagogiques et situations de rupture", Ville-Ecole-Intégration, n°122, 2000, pp. 36-47

[3Hugon Marie-Anne, Longhi Gilbert, Viaud Marie-Laure, Christophe Annie, "Pour une école accueillante à tous : à propos de quelques innovations pédagogiques et institutionnelles au lycée et au collège" in Recherche sociale, n°150, FORS, 1999, pp 27-54, et Hugon Marie-Anne (coord), Cabot Claude, Cohen Arlette, Montandon Christiane, Construire ses apprentissages au lycée, INRP, 2000

[4Hatchuel, Françoise, Apprendre à aimer les mathématiques, PUF, 2000 et "La construction du rapport au Savoir chez les élèves : processus socio-psychiques", Revue Française de Pédagogie, n° 127, 1999, pp. 37-47.

[5Titre des Actes du colloque des 30 ans du CRESAS

[6Cf. les TPE (travaux personnels encadrés) que J. Lang a fini par renoncer à faire évaluer au bac