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Extrait du discours du Congrès de la paix

octobre 2003, par Victor Hugo

Quand Victor Hugo est élu président du Congrès de la Paix qui s’ouvre à Paris le 12 août 1849, l’idée d’unir les nations européennes a déjà fait un bout de chemin. Saint-Simon préconise la solidarité industrielle et un parlement européen dès 1814-1816 ; Guizot écrit en 1828 son Histoire générale de la civilisation en Europe ; affirmant l’existence d’une civilisation commune. Auguste Comte prône une monnaie européenne en 1848, et l’on commence à rêver de l’avènement de la paix par la diplomatie. Contre l’Europe des rois de 1815 naît l’idée d’une Europe des peuples, fondée sur la démocratie et la justice sociale, destinée à assurer la paix universelle : une Europe révolutionnaire. Ses fondements restent bien flous : de 1848, c’est l’idée d’une confédération d’Etats construite sur une solidarité philosophique et économique plus que sur une base juridique sérieuse. Dans son grand discours sur la fraternité européenne, à l’ouverture du congrès de Paris, Hugo compare le rapport des nations à l’Europe avec celui des provinces françaises à l’Etat français, et prône les Etats-Unis d’Europe à l’instar des Etats-Unis d’Amérique, et cela sur une triple base : suffrage universel, circulation des idées, circulation économique. Il développera plus tard un certain nombre de principes d’application urgents : laïcité, abolition de la peine de mort, abolition de l’exploitation des travailleurs, suppression des frontières, désarmement et arbitrage entre les nations. Viendra alors la République universelle, par contagion de la paix et de la liberté. Reste l’importance donnée ici au commerce libéré qui aujourd’hui fera sourire.

Au XXe siècle, il y aura une nation extraordinaire.
Cette nation sera grande ce qui ne l’empêchera pas d’être libre
Elle sera illustre, riche, pensante, pacifique, cordiale.
Cette nation : elle s’appellera l’Europe
Elle s’appellera l’Europe au XXe siècle et aux siècles suivants.
Plus transfigurée encore elle s’appellera l’Humanité.
L’Humanité, nation définitive est dès à présent entrevue par les penseurs,
Ces contemplateurs des pénombres
Vision majestueuse.
Au moment où nous sommes, une gestation auguste est visible dans les flancs de la civilisation.
L’Europe une y germe. Un peuple est en train d’éclore. L’ovaire profond du progrès fécondé, porte sous cette forme dès à présent distincte l’avenir.
Cette nation qui sera, palpite dans l’Europe actuelle comme l’être ailé dans la larve reptile
Au prochain siècle, elle déploiera ses deux ailes, faites l’une de liberté, l’autre de volonté.
Un jour viendra où les armes vous tomberont des mains.
Un jour viendra où la guerre paraîtra aussi absurde et sera aussi impossible entre Paris et Londres, entre Petersbourg et Berlin, entre Vienne et Turin, qu’elle serait impossible et
qu’elle paraîtrait absurde aujourd’hui entre Rouen et Amiens.
Un jour viendra où vous France, vous Russie, vous Italie, vous Angleterre, vous Allemagne,
vous toutes, nations du continent, sans perdre vos qualités distinctes et votre glorieuse
individualité, vous vous fondrez étroitement dans une unité supérieure, et vous constituerez
la fraternité européenne.
Un jour viendra où il n’y aura plus d’autres champs de bataille que les marchés s’ouvrant
au commerce et les esprits s’ouvrant aux idées.
Un jour viendra où les boulets et les bombes seront remplacés par les votes, par le suffrage
universel des peuples, par le vénérable arbitrage d’un grand sénat souverain qui sera à
l’Europe ce que le parlement est à l’Angleterre, ce que la diète est à l’Allemagne, ce que
l’assemblée législative est à la France !
Un jour viendra où l’on montrera un canon dans les musées comme on y montre
aujourd’hui un instrument de torture, en s’étonnant que cela ait pu être !
Un jour viendra où l’on verra ces deux groupes immenses, les Etats-Unis d’Amérique et les
Etats-Unis d’Europe, placés face à face l’un de l’autre, se tendant la main par-dessus les
mers, échangeant leurs produits, leur commerce, leur industrie, leurs arts, leurs génies.
Et ce jour-là, il ne faudra pas quatre cents ans pour l’amener, car nous vivons dans un
temps rapide, nous vivons dans le courant d’évènements et d’idées le plus impétueux qui ait
encore entraîné les peuples, et, à l’époque où nous sommes, une année fait parfois l’ouvrage
d’un siècle.

Et Français, Anglais, Belges, Allemands, Russes, Slaves, Européens, qu’avons nous à faire
pour arriver le plus tôt possible à ce grand jour ?
Nous aimer
Nous aimer ! Ce but sublime. Dans cette œuvre immense de la pacification.
Nous aimer ! Comme une torche qu’on secoue pour faire flamboyer l’avenir.
Grâce aux chemins de fer, l’Europe bientôt ne sera pas plus grande que ne l’était la France
au Moyen-Âge ! Grâce aux navires à vapeur, on traverse aujourd’hui l’Océan plus aisément
qu’on ne traversait autrefois la Méditerranée ! Avant peu, l’homme parcourra la terre
comme les dieux d’Homère parcouraient le ciel. Encore quelques années, et le fil électrique
de la concorde entourera le globe et étreindra le monde. Nous aurons ces grands Etats-Unis
d’Europe, qui couronneront le vieux monde comme les Etats-Unis d’Amérique couronnent
le nouveau.
Nous aurons l’esprit de conquête transfiguré en esprit de découverte ; nous aurons la
généreuse fraternité des nations au lieu de la fraternité féroce des empereurs ; nous aurons :

la patrie sans la frontière,
le budget sans le parasitisme,
le commerce sans la douane,
l’éducation sans l’abrutissement,
la jeunesse sans la caserne,
le courage sans le combat,
la justice sans l’échafaud,
la vérité sans le dogme.

L’effroyable ligature de la civilisation sera défaite : l’isthme affreux qui sépare ces deux
mers : Humanité et Félicité, sera coupé. Il y aura sur le monde un flot de lumière.
Et qu’est-ce que c’est que toute cette lumière ?
C’est la liberté.
Et qu’est-ce que c’est que toute cette liberté ?
C’est la paix.